Selon Heidegger, le monde moderne est structuré par l'arraisonnement utilitaire. Prenons l'exemple du téléphone portable. Vous êtes pratiquement contraint d'en avoir un dès lors que tout le monde autour de vous en a un. Bien sûr qu'il rend des services ! Mais ce n'est plus votre choix. Vous êtes requis d'en avoir un ! L'homme en est l'employé. Ce processus échappe à l'homme, surtout s'il n'en a pas conscience. L'homme lui-même est pris en main par le processus. Il devient un rouage du système d'ensemble (en allemand, "ein Stück und nicht ein Teil" !). Cette réduction à un rouage utile conduit l'homme à oublier son être propre. Les dirigeants sont eux aussi des rouages de ce système. Pour Heidegger, le Gestell est pour l'homme le danger par excellence, parce qu'il déshumanise celui-ci. Cette déshumanisation du monde moderne a son reflet dans l'art et la décoration. Le visage et le corps humain étaient partout présents sur l'architecture avec des statues et tout cela a disparu d'Europe au XXe siècle, après deux mille ans de présence (depuis le passage de l'art géométrique à l'art figuratif en Grèce au VIe siècle avant notre ère).
Au XXe siècle, on a connu plusieurs formes politiques du Gestell, c'est-à-dire de l'arraisonnement utilitaire des hommes par le fonctionnel. Le communisme était une de ces formes. Il considère l'être humain comme une matière première au service de sa puissance. En cela, il est inhumain au sens propre du terme. Les dirigeants eux-mêmes sont arraisonnés au système. Il faut que l'échec patent de ce dernier soit réalisé pour que les hommes puissent s'échapper de cette machinerie. C'est ce qui s'est passé avec l'effondrement de l'URSS.
Pour Heidegger, le nazisme, surtout à sa fin, est devenu une autre forme d'application de la logique totalitaire du Gestell. Là encore, l'art a été le reflet des régimes et l'art nazi et l'art stalinien étaient proches l'un de l'autre.
Mais l'Occident n'est pas indemne face à cette domination de tout ce qui est fonctionnel. On l'a vu à la façon de faire la guerre. La logique purement utilitaire du Gestell conduit dans une guerre à tuer autant les civils que les soldats car les civils sont aussi un rouage de l'appareil ennemi. C'est ainsi que les alliés ont décidé de bombarder au phosphore des milliers de femmes et d'enfants dans les villes allemandes. Pour Heidegger, tant Roosevelt qu'Hitler ou Staline ont décidé pour des raisons utilitaires liées à leur volonté de puissance de tuer massivement des civils !
Pour Heidegger, l'Amérique et l'Union soviétique furent après la chute du IIIe Reich les deux bastions du Gestell ! Politiquement totalement différents, les deux pays avaient selon lui une métaphysique commune, celle de l'utilitarisme déchaîné de la technique au service de la volonté de puissance ! Curieusement Arnold Gehlen, un philosophe d'une autre tradition qu'Heidegger, celle de l'anthropologie philosophique, écrivit la même chose : "il est très remarquable que les manifestations les plus évidentes de la culture industrielle apparaissent en Amérique du Nord et en Russie, sur des sols où n'a jamais pris naissance une grande culture d'ancien style !"
L'arraisonnement utilitaire est donc le danger par excellence pour la survie même de l'homme en tant qu'homme. Mais c'est au sein même de ce danger que le "tournant" libérateur peut advenir ! C'est le danger qui permet l'apparition de ce qui sauve, déclare Hölderlin dans un poème que cite Heidegger. Encore faut-il prendre conscience de l'existence de l'arraisonnement utilitaire et du danger qu'il représente !
Yvan Blot, L'oligarchie au pouvoir