A son tour, l'écrivain François Taillandier* s'élève point par point contre les arguments développés par Frédéric Martel.
Non, le français n'est pas mort !
"Français, pour exister, parlez english ! " Sous ce titre, M. Martel nous invite à nous débarrasser de l'usage du français, le plus rapidement possible, en toutes circonstances et par tous moyens appropriés, au profit de ce qu'il appelle " la langue du cool ", concept linguistique fumeux dont nous lui laissons la paternité. Nous ne commenterons pas davantage la virulence quasi haineuse qu'il témoigne envers sa langue natale : c'est probablement là un problème psychologique qui ne regarde que lui. Tout au plus aimerions-nous lui poser quelques questions, car son article nous paraît abonder en imprécisions.
1. Nous nous étonnons de l'enthousiasme que semblent lui inspirer les multiples symptômes, en différents domaines, d'un impérialisme croissant de ce mainstream linguistique d'origine américaine, qu'il décrit d'ailleurs fort bien, et du mépris corrélatif dans lequel il tient tout effort pour maintenir un français cohérent. Pourrait-il nous citer un ou deux exemples tirés de l'Histoire dont il ressorte que, face à une domination qui semble s'imposer de façon inévitable, la seule réponse légitime soit une collaboration empressée, au nom de ces " réalités avec lesquelles il va bien falloir apprendre à vivre " ?
2. De façon plus simple, pourrait-il nous faire comprendre pourquoi il juge si merveilleusement exaltant, si évidemment désirable, si prodigieusement nécessaire, de dire médecine soft plutôt que médecine douce, alimentation light plutôt que légère, sciences hard plutôt que sciences exactes ?
3. Peut-on savoir comment il parvient à affirmer que " la langue française n'est pas menacée à domicile ", après avoir dit que " l'anglais se répand en France même, et à toute allure "?
4. Plus grave, car on entre dans le domaine du politique : ne voit-il aucun problème (je reprends son exemple) dans le fait que, lorsqu'une personnalité politique utilise le concept de care, qui est d'origine américaine, elle risque tout simplement de n'être pas comprise par un grand nombre de citoyens et d'électeurs ? Lorsqu'il déplore que l'actuel président ne pratique pas l'anglais, considère-t-il, oui ou non, que tout candidat à la magistrature suprême devrait, constitutionnellement, démontrer sa maîtrise de cette langue en passant un examen ?
5. Passons au domaine de l'éducation et de la culture. M. Martel ne se demande pas ce que deviendront, une fois qu'il aura fait le ménage, les milliers d'oeuvres écrites en français depuis quelques siècles et dont la lecture suppose une connaissance sérieuse de notre langue. Peut-il nous dire s'il pense vraiment que Descartes ou Paul Valéry doivent à terme céder la place une fois pour toutes à" l'entertainment avec ses pitches, l'information avec ses lives, le business avec ses CEO "?
6. Si l'urgence est au fast english, pourquoi est-il alors de nouveau question de " renouveler et redynamiser notre langue " ? Et pourquoi ce qu'il appelle de façon très floue " langue des quartiers " aurait-elle, et elle seule, la mystérieuse vertu de pouvoir y parvenir ? Quel résultat M. Martel escompte-t-il de l'introduction du verlan dans les dictionnaires ?
7. Il semble témoigner, fugacement, une sympathie aux langues régionales existant sur notre territoire. Nous n'avons aucun dédain pour elles, mais force est de constater que le breton ou le provençal ne font guère le poids, eux non plus, face à la novlangue mondialisée. Envisage-t-il cependant de leur épargner sa vindicte ? Pour quelles raisons ?
8. Dernière question, capitale celle-là (car nous sommes défenseur de la diversité des langues et de leur richesse) : M. Martel ne nous dit pas si son programme prévoit également l'éradication plus ou moins rapide de l'allemand, de l'italien, du polonais, du grec moderne et des autres langues de l'Europe. Le silence qu'il observe à ce sujet est assourdissant. Autant de points sur lesquels sa pensée nous paraît confuse, brouillonne et hésitante. Or il connaît sûrement le vieil adage : ce qui se thinke bien se pitche clairement.
* Journaliste et écrivain, auteur de " La langue française au défi " (Flammarion, 2009), administrateur de l'association Défense de la langue française.
Source