220 ans jour pour jour que le froid de la lame m’a rafraîchi la nuque ! Sur cette majestueuse place Louis XV, transformée en place de la Révolution, avant d’être la place de la Concorde que vous, mes infidèles et déloyaux sujets, parcourez aujourd’hui sur vos étranges machines, à Vélib’ ou en attelages à vapeur. Je ne pouvais manquer ce rendez-vous avec vous.
Quand ma tête est tombée, tant d’entre vous, dans cette horrible plèbe qui faisait mon peuple, ont clamé leur joie ! Ont arboré des sourires moqueurs... Comme si à moi seul je portais le poids de dix siècles de royauté. Vous fûtes bien injustes. Car qu’avez-vous aujourd’hui pour vous réjouir ?
Tiens... Je prends seulement votre Valérie Trierweiler... Vaut-elle mieux que ma Marie-Antoinette ? Et votre Président ? A peine l’avez-vous élu, déjà vous le haïssez. De mon temps au moins, le peuple ne disait mot et ne s’en prenait pas à lui-même d’avoir choisi mauvais monarque. Oui, vraiment, je ne vois guère le progrès de m’avoir raccourci, si vous élisez quelques générations plus tard de mauvais rois qui vous gouvernent si mal.
Ce François ne pousse-t-il pas le crime jusqu’à instituer des mariages contre nature entre invertis ou entre gomorrhéennes ? De mémoire de Capet, cette invention n’a connu d’équivalent. Pourtant, la Cour, et pas seulement sous la Régence, n’avait rien à envier à vos ébats lubriques. Mais un seul courtisan, un seul prince, un seul grand du Royaume eut-il un instant imaginé faire de son vice une loi générale ? De son penchant obscur une lumière pour l’humanité entière ? Que nenni.
A coup sûr, si cette idée lui avait traversé l’esprit, quelque jacquerie, quelque tumulte dans les rues, quelque complot eût empêché cette folie. Vous pouvez bien penser tout le mal que vous voulez, jamais sous ce que vous appelez l’Ancien Régime un seul homme n’aurait pu par une simple loi changer de la sorte une institution millénaire. Le peuple que vous pensez si servile en mon royaume s’y serait opposé.
Et un million de personnes dans les rues de Paris ne changent rien à cette décision. Curieuse institution, donc, que la démocratie, où par le jeu de clubs, de partis, d’associations opaques, la société se transforme sans entendre les voix profondes que heurte ce changement.
Vous ne m’enlèverez donc pas de l’esprit que dans le mot «république» dont mes oreilles furent tant rebattues qu’elles disparurent dans une corbeille, le peuple a moins de droit que dans ma bonne vieille monarchie de droit divin. Pareille offense à la majorité ne s’imaginait point, sauf, bien sûr, lorsque l’unité du royaume était menacée. Mais était-ce bien le cas ?
Je m’amuse de ce jeu, d’ailleurs, puisque la ferme volonté dont votre demi-roi François fait preuve lorsqu’il s’agit d’abolir une institution millénaire comme le mariage, s’affadit bien vite lorsqu’elle doit toucher aux intérêts des grands et des riches bourgeois qui dirigent l’industrie. Par exemple ? Comme moi, en mon temps, François ne parvient pas à lever de nouveaux impôts, et il se contente de pirouettes dignes des romanichelles du Palais-Royal pour faire face aux dépenses.
Combien de temps tiendra-t-il ainsi ?
Comme moi d’ailleurs, il déclare la guerre pour reprendre vigueur dans l’amour de ses sujets. Car les Français n’aiment un roi que dressé sur un cheval, l’épée à la main. Le roi le plus détesté soulève l’enthousiasme dès qu’il revêt une cuirasse pour conduire ses armées.
Certes, envoyer quelques troupes aguerries fourrager dans les contrées sauvages de l’empire ne peut rivaliser avec la superbe expédition que ce brave Rochambeau conduisit en 1780 contre les perfides Anglais qui opprimaient le bon peuple américain. Au fond, vous avez le prestige que vous pouvez. Le mien franchissait l’Atlantique, le vôtre le Sahara. Mais aux mêmes causes les mêmes effets : à roi honni, esprit guerrier.
Et là encore, aux mêmes causes, les mêmes effets : ma guerre en Amérique m’a sauvé quelque temps, mais elle a ruiné le royaume, qui n’avait pourtant pas besoin de cette calamité. La flotte, les troupes, les vivres, tout cela coûtait horriblement cher, et le Trésor du royaume, nourri de vieilles taxes démodées, ne suffisait guère à payer cette folie. Je m’en souviens encore : la guerre me coûtait à l’époque plus de 100 millions de livres par an, ce qui faisait les deux tiers des impôts directs. Une somme entre trente et cinquante milliards de vos euros. Et dans ces dépenses, je ne mets pas le prix de la Marine.
Vous l’aurez noté, mes infidèles sujets, l’argent que vous coûte votre armée n’est pas loin de ce montant. Je vous mets donc en garde : les premières victoires sont faciles à chanter dans les rues. Mais vient un jour le prix à payer, et je crois savoir que vous n’avez guère les moyens - guère plus que sous mon règne - d’endosser les traites si lourdes d’une popularité royale à reconquérir.
D’ailleurs, regardez vos voisins du saint empire germanique, domptés il y a cent cinquante ans par cet ignoble Prussien de Bismarck. Ils vous soutiennent du bout des lèvres, mais ne veulent surtout pas envoyer le moindre canon, le moindre voltigeur, le moindre matelot, dans votre expédition. Ils savent trop bien que la gloire militaire est éphémère, alors que l’aigreur du débiteur est tenace.
Tant d’esprits éclairés n’ont-ils pas depuis expliqué la Révolution par la ruine de cette guerre ultramarine ? Car c’est en cherchant à lever de nouveaux impôts que je me suis finalement heurté à mon peuple. Et ces impôts ne servaient guère qu’à éponger les dépenses de guerre. Je prends les paris avec vous : suivez les dépenses de l’armée, et vous saurez très vite si la République peut vivre plus longtemps que la monarchie.
Source