L'enlaidissement du monde est une conséquence de la prise du pouvoir par le "Gestell" et ses oligarques. Celui-ci, selon Heidegger, est "le dispositif d'arraisonnement utilitaire". Dans ce dispositif qui fait des hommes ses matières premières sans qu'ils en soient très conscients, le "fonctionnel" et non le Beau, domine les préoccupations. L'état d'esprit est d'exploiter le monde, non de l'aimer et de l'embellir. Pour l'exploiteur, comme le disait Adolf Loos, l'architecte fonctionnaliste viennois, "la décoration est un crime" ; en effet, c'est un crime contre l'utilitarisme à tous crins qui domine à présent.
A vrai dire, l'homme s'est toujours tourné vers ce qui est utile, mais cela n'excluait pas une démarche poétique associée. Ainsi, des aviateurs de la Première Guerre mondiale parmi les meilleurs allaient saluer en battant des ailes la tombe d'un aviateur ennemi tombé au champ d'honneur. Ce n'était pas "utile" mais c'était beau.
Dans l'éthique des aviateurs de cette époque, le beau et l'utile ne s'excluaient pas. Dans le "Gestell", l'utile envahit tout et le beau est marginalisé, quand il n'est pas détruit. Beaucoup de villes de banlieue traduisent cet état d'esprit dans leur architecture. Le but n'est pas réellement le bien-être de l'habitant mais l'obéissance à des normes administratives et financières qui déterminent à elles seules le type d'architecture adoptée. Lorsque l'architecte a une marge de manœuvre pour l'esthétique, il va faire prévaloir sa volonté de puissance et son subjectivisme, et non les goûts des futurs habitants ou des références à des racines culturelles communes reflétant l'âme de la nation.
L'amour et la beauté
Cela nous conduit à un petit détour par la philosophie pour comprendre ce qui se passe sous nos yeux.
Heidegger estime que les grandes passions sont des modes de "présence à l'être" car elles ne dépendent pas d'un calcul utilitariste. Elles sont liées à la liberté, qui est notre essence et cette liberté entre toujours en résistance face à l'être. La passion rassemble donc notre puissance et notre impuissance. Dans l'amour, l'autre reste opaque mais rien n'interdit de se passionner pour lui. En cela, l'amour nous advient, comme l'être et le temps. Heidegger a beaucoup apprécié cette phrase de Saint Augustin que lui a envoyé Hanna Arendt : "je t'aime ! Je veux que tu sois ce que tu es." L'amour prend l'allure d'un destin où un autre vous est confié. Aimer, c'est accepter librement ce qui advient (et auquel on ne peut rien). C'est pourquoi on peut écrire : "l'amour offre l'être à la pensée et la pensée offre alors un poème (une beauté) à l'amour" (Correspondance entre Arendt et Heidegger lors de leurs retrouvailles en 1950).
La déchristianisation du monde moderne conduit ainsi à un abandon de l'amour de l'être, et de Dieu comme ce qu'il y a de suprême parmi ce qui est. La civilisation occidentale est fondée sur l'amour (agapè en grec) non seulement depuis le Christianisme mais déjà chez les Grecs, chez Platon (Le Banquet) ou chez Sophocle (Antigone). A présent, on ne s'intéresse qu'aux objets de façon utilitaire et on n'a plus de gratitude envers ce qui advient (l'être). D'où une rupture de continuité dans notre civilisation. On construit plus Notre-Dame de Paris mais des "maisons de la culture" en béton, comme dans l'ex Union soviétique.
Sans amour, pas de beauté ! Le monde moderne, indifférent à l'être, veut exploiter l'étant. La beauté n'est donc plus le but. On le voit dans l'art : un fan de musique contemporaine m'a dit un jour : "le but de la musique n'est pas le beau, c'est le jeu mathématique !"
Dans ce monde du Gestell, les quatre idoles qui structurent le monde évacuent la beauté : l'argent est la norme suprême : pourquoi ne pas remplacer l'Arc de Triomphe par un immeuble de rapport ? La technique passe en priorité : elle "rapporte" ! La masse triomphe : elle est l'inverse de la qualité et donc de la beauté. L'ego devient le sujet de l'art, lequel ignore le monde et sa beauté. Comme l'écrit Jean-François Mattéi, le monde cède la place à l'im-monde ! Salvador Dali a dit de son côté : "quand on ne croit à rien, on peint à peu près rien."
On a tous des exemples de ce déclin de la beauté avec la modernité : architecture "soviétique" (il y en a plein en Occident, réalisée souvent par des maires "de droite"), artistes contemporains minimalistes (Dali disait : il faut les payer de façon minimaliste), mises en scène d'opéra visant à détruire le monde du compositeur (on représentera Wotan en capitaliste et les géants en ouvriers exploités, dans l'Or du Rhin de Wagner).
Yvan Blot, L'oligarchie au pouvoir