J'ai trouvé du boulot par le journal. J'ai été embauché dans un magasin d'habillement qui n'était pas à Miami mais à Miami beach ; il fallait que je trimballe ma gueule de bois sur la flotte tous les matins. Le bus roulait sur une étroite bande de ciment, juste au-dessus de l'eau, sans garde-fou, sans rien de rien ; c'est tout ce qu'il y avait. Le chauffeur se calait dans son siège et on fonçait sur cette étroite bande de ciment bordée d'eau, et tous les passagers du bus, les vingt-cinq ou quarante ou cinquante-deux personnes, lui faisaient confiance ; moi : jamais. Des fois c'était un nouveau chauffeur, et je pensais : comment sélectionnent-ils ces fils de pute ? L'eau était profonde des deux côtés ; à la moindre erreur d'appréciation, il nous tuait tous. C'était ridicule. Imagine qu'il se soit disputé avec sa femme ce matin ? Ou qu'il ait le cancer ? Ou des visions mystiques ? Mal aux dents ? N'importe quoi. C'était couru : il nous foutait en l'air. Je savais que si c'était MOI qui conduisais, j'aurais envisagé la possibilité ou eu l'envie de noyer tout le monde. Et quelquefois, après de telles considérations, le possible devient réalité. Pour chaque Jeanne d'Arc il y a un Hitler sur l'autre plateau de la balance. La vieille histoire du bien et du mal. Mais aucun des chauffeurs ne nous a balancés. Ils pensaient davantage au crédit de leurs voitures, aux résultats de base-ball, aux coupes de cheveux, aux vacances, à des lavements, à des visites en famille. Y'avait pas un seul vrai mec dans ce tas de boue. Je suis toujours arrivé au boulot malade mais sain et sauf. Ce qui explique pourquoi Schumann était plus dans le coup que Chostakovitch...
Charles Bukowksi, Factotum