« Cultures : pour qu’elles persistent dans leur diversité, il faut qu’il existe entre elles une certaine imperméabilité ». Claude Lévi-Strauss – Le regard éloigné (1983)
« - Pourquoi es-tu contre le mélange ?
- Parce que j’aime la diversité.
- Mais la diversité, c’est le mélange.
- Non le mélange, c’est l’uniformité. La diversité, c’est la persistance de l’altérité.
- Oui mais… C’est beau des individus qui se mélangent !
- Certes, mais ce qui m’inquiète, c’est plutôt le mélange des peuples.
- Ah bon. Tu es donc pour les frontières ?
- Oui.
- Pourquoi ça ?
- Parce qu’on peut les franchir.
- Mais pourtant, tu aimes voyager…
- Que serait un voyage s’il n’y avait pas de frontières à franchir ?
- Ce serait plus simple !
- Oui, simple, c’est le mot. Ce serait un simple déplacement.
- Mais les frontières peuvent être culturelles avant tout…
- Alors il faut que les cultures demeurent imperméables les unes aux autres.
- Imperméables ?
- Oui, imperméables.
- Ce serait triste.
- Non, ce sont les tropiques qui sont tristes, depuis qu’elles subissent la pire des colonisations, celle du tourisme. Le tourisme, c’est pour les riches, l’immigration c’est pour les pauvres. Chacun son voyage. On ne fait plus que se croiser. Tristes flux ! On ne mélange que nos miasmes sociaux: la misère et l’opulence. On se contamine. On se dénature. On vient avec nos ordures et on se les jette au visage ! On n’a que de l’avidité dans nos bagages. Tout à prendre, rien à donner. Le seul enrichissement, c’est pour l’hôtellerie et les marchands de souvenirs. Tout le reste s’appauvrit. Regarde Goa, par exemple, on est passé des missions évangéliques de Saint-François Xavier aux mictions éthyliques de la Full Moon Party. On aurait mieux fait de ne pas débarquer. Pire ! Il n’y a plus rien à découvrir, il ne reste plus qu’à consommer. Ton mélange des cultures n’a que l’argent pour adjuvant. Ton mélange est une forme d’eugénisme sournoisement totalitaire : un homme nouveau, sans racines et sans identité, un simple consommateur apatride, un nomade, qui mange la même nourriture, porte les mêmes fringues, regarde les mêmes films et lit le même guide touristique sur les sentiers battus d’un État monde. C’est ça que tu appelles la diversité ? Va voir à l’autre bout du monde si tu ne me crois pas ! Tout devient pareil. Pareillement médiocre. Sans âme. Les nuances ne sont plus que dans les couleurs des boites de conserve. Des petits trucs! Des machins! Des vétilles! Il n’y a rien de sacré, sauf le fric. Et quand il reste quelques parcelles d’authenticité bien cachées, on en fait des destinations à la mode qu’on va saloper illico presto, par notre simple présence. On fait semblant de s’intéresser aux autochtones mais on veut juste un peu d’originalité à bon prix, pour avoir des photos à montrer. Tout ce qui compte, c’est de faire savoir qu’on y fut. Mais, notre passage laisse des traces. Hélas ! Des vilaines empreintes… Que serait l’autre s’il devenait comme moi ? Il ne serait plus un autre, et moi j’aime l’autre. Je veux qu’il reste comme il est. Je veux qu’on lui fiche la paix. Quand la chose humanoïde se sera bien mélangée sous toutes les latitudes, les cultures seront mortes, il ne restera plus que la consommation du voyage, la grande transhumance des zombies en tongs. Mon pauvre ami, il y a bien longtemps que le voyage, ce n’est plus l’aventure.
- C’est quoi alors ?
- C’est l’aventure moderne. »
L'aventure moderne