« Ce que j’appelais mes pensées sont en moi de petits cailloux, ternes et secs, qui bruissent et m’étouffent et me blessent. .
« Je voudrais pleurer, être bercé ; je voudrais désirer pleurer. Le vœu que je découvre en moi est d’un ami, avec qui m’isoler et me plaindre, et tel que je ne le prendrais pas en grippe. .
« J’aurais passé ma journée tant bien que mal sous les besognes. Le soir, tous les soirs, sans appareil j’irais à lui. Dans la cellule de notre amitié fermée au monde, il me devinerait ; et jamais sa curiosité ou son indifférence ne me feraient tressaillir. Je serais sincère ; lui affectueux et grave. Il serait plus qu’un confident : un confesseur. Je lui trouverais de l’autorité, ce serait « mon aîné » ; et, pour tout dire, il serait à mes côtés moi-même plus vieux. Telle sensation dont vous souffrez, me dirait-il, est rare même chez vous ; telle autre que vous prêtez au monde, vous est une vision spéciale ; analysez mieux. Nous suivrions ensemble du doigt la courbe de mes agitations ; vous êtes au pire, me dirait-il ; l’aube demain vous calmera. Et si mon cerveau trop sillonné par le mal se refusait à comprendre, et, cette supposition est plus triste encore, si je méprisais la vérité par orgueil de malade, lui, sans méchantes paroles, modifierait son traitement. Car il serait moins un moraliste qu’un complice clairvoyant de mon âcreté. Il m’admirerait pour des raisons qu’il saurait me faire partager ; c’est quand la fierté me manque qu’il faut violemment me secourir et me mettre un dieu dans les bras, pour que du moins le prétexte de ma lassitude soit noble. Dans mes détestables lucidités et expansions, il saurait me donner l’ironie pour que je ne sois pas tout nu devant les hommes. La sécheresse, cette reine écrasante et désolée qui s’assied sur le cœur des fanatiques qui ont abusé de la vie intérieure, il la chasserait. A moi qui tentai de transfigurer mon âme en absolu, il redonnerait peut-être l’ardeur si bonne vers l’absolu. Ah ! quelque chose à désirer, à regretter, à pleurer ! pour que je n’aie pas la gorge sèche, la tête vide et les yeux flottants au milieu des militaires, des curés, des ingénieurs, des demoiselles et des collectionneurs. »
M. Barrès, Sous l’œil des Barbares
Désir de confident, de conseiller, d’aîné, désir de relation à sens unique, loin de l’amitié ici invoquée. S’il parle d’ami, Barrès se raccroche encore à des notions, des rites chrétiens, pour les mettre au seul service de son Moi, de la connaissance de soi, de l’accomplissement personnel pourrait-on dire aujourd’hui. Il chercher en réalité une direction spirituelle, mais non pas pour l’aider dans sa relation à Dieu, disparu, si ce n’est sous la forme d’une idée abstraite qui lui permettrait d’agréger et d’ennoblir son sentiment, comme la poussière de laquelle se formera la goutte de pluie. S’il veut être aidé, éclairé, c’est dans sa relation à lui-même, voire dans sa relation aux autres. Dans Sous l’œil des Barbares, dans Un Homme Libre, et encore dans Le Jardin de Bérénice, à s’observer, s’analyser, il se retrouve dans un cercle fermé et stérile, tautologique, duquel il cherche à s’échapper, en changeant de lieu. Il a besoin d’un changement extérieur de circonstances pour progresser dans sa réflexion, dans sa méditation sur lui-même. Il a également besoin de la relation à l’autre, Bérénice ou Charles Martin, mais à travers ces relations il ne fait que se retrouver lui-même. Charles Martin est son double négatif, son opposé dans leur vision respective du monde, Charles Martin c’est l’extrême de la rationalité, qui ne peut rien croire de ce qui n’est pas démontrable, quand Barrès croit d’abord en l’âme, en la race au sens culturelle plus qu’ethnique, à son génie propre, on pourrait presque dire à sa vocation, entendu au sens de capacité propre, unique à elle. En Bérénice il croit justement retrouver l’âme d’un peuple, en résonance avec l’âme d’un pays, d’une terre. Bérénice est la confirmation de ses théories. Elle n’a d’identité que par cette âme, l’âme de son peuple, l’âme de sa terre, parce qu’elle est toute projection des théories de Barrès ; elle est son fantasme. Il dit lui-même que Bérénice n’est peut-être pas à distinguer de sa propre âme, en particulier dans le passage où il la nomme « Objet ». Cet « Objet », comme un « dieu » de plus dans ses bras, catalyseur de son sentiment et de ses passions. Âme de sa race et fantasme de Barrès, elle ne pouvait que dépérir au contact de « l’Adversaire », la rationalité de Charles Martin.
Barrès est encore trop chrétien pour pouvoir se passer de Dieu, et du Salut. Il use des rites chrétiens au seul service de son Moi, pour mieux le cerner, le dégager, le conserver et l’affermir. Cette démarche répond à une inquiétude primaire sur l’identité et à un besoin d’indépendance, d’autonomie plus précisément ; il faut se connaître pour être capable de développer sa propre loi, qu’il est nécessaire de développer pour ne pas se voir imposer des lois extérieures. Les lois dont il est question ici ne portent pas tellement sur les convenances que sur les conceptions du monde imposées par la mondanité. L’âme se doit de s’en préserver, et de rester elle-même. La préservation de l’âme et de ses conceptions propres face au monde est tout le sujet de l’extrait que j’ai précédemment mis en ligne ici. Mais l’âme ne tient pas son principe en elle-même, elle ne tire ni son origine ni sa fin d’elle-même et c’est là que l’on touche à la limite du système barrésien.
PLL