Le langage se fait l'écho de la séduction. Finis les sourds, les aveugles, les culs-de-jatte, c'est l'âge des mal-entendants, des non-voyants, des handicapés ; les vieux sont devenus des personnes du troisième âge, les bonnes des employées de maison, les prolétaires des partenaires sociaux, les filles-mères des mères célibataires. Les cancres sont des enfants à problèmes ou des cas sociaux, l'avortement est une interruption volontaire de grossesse. Même les analysés sont des analysants. Le procès de personnalisation aseptise le vocabulaire comme le cœur des villes, les centres commerciaux et la mort. Tout ce qui présente une connotation d'infériorité, de difformité, de passivité, d'agressivité doit disparaître au profit d'un langage diaphane, neutre et objectif, tel est le dernier stade des sociétés individualistes. Parallèlement aux organisations souples et ouvertes s'agence un langage euphémique et lénifiant, un lifting sémantique conforme au procès de personnalisation axé sur le développement, le respect et l'aménagement des différences individuelles : "Je suis un être humain. Ne pas plier, abîmer ou tordre." La séduction liquide dans la même foulée les règles disciplinaires et les ultimes réminiscences du monde du sang et de la cruauté. Tout doit communiquer sans résistance, sans relégation, dans un hyper-espace fluide et acosmique à l'instar des toiles et affiches de Folon.
Gilles Lipovetsky, L'ère du vide