La common decency résulte d'un travail historique continuel de l'humanité sur elle-même pour radicaliser, intérioriser et universaliser ces vertus humaines de base que représentent les aptitudes à donner, à recevoir et à rendre. Ce travail n'a évidemment pas attendue la modernité pour connaître ses premiers grands développements. Dès l’Égypte ancienne il existe ainsi, selon Jan Assmann, une idée populaire de la justice déjà très élaborée, qui s'enracine à l'évidence dans les dispositions culturelles et psychologiques préparées par les pratiques du don. "Il nous faut distinguer - écrit Assmann - une "justice d'en haut" et une "justice d'en bas". La justice d'en haut est un organe de l’État, institué pour protéger les gouvernements de la rébellion, les possédants du vol, et l'ordre des troubles de toute nature. Dans le cas de la Maât égyptienne, il s'agit d'une justice d'en bas, d'une justice libératrice qui vient en aide aux pauvres et aux faibles, aux démunis et aux sans-droits, aux veuves et aux orphelins. "Cette justice n'est pas instaurée d'en haut, mais réclamée d'en bas". Assmann va même beaucoup plus loin. Selon lui, c'est une erreur de penser, avec Nietszche, que cette idée populaire de justice trouverait son origine dans le monothéisme, "car la justice était installée depuis longtemps dans ce monde ; sans elle, les hommes n'auraient pu vivre ensemble. Cependant dans le monde égyptien elle trouve son origine chez les hommes et non chez les dieux. Les hommes ont soif de droit, les dieux de sacrifices. La justice est, à l'origine, quelque chose de plutôt profane ou séculier. La religion et l'éthique ont des racines différentes et, dans les religions primaires, elles constituent deux sphères séparées, bien que communiquant l'une avec l'autre de plus d'une manière. Il faut attendre le monothéisme pour les voir se fondre en une unité indissociable".
Il est facile de comprendre, à partir de là, que les formes de moralité les plus élaborées et les plus uniformes ne peuvent jamais se construire en rupture complète avec cette tradition morale. Elles ne prennent, au contraire, tout leur sens que dans la mesure où elles s'efforcent de maintenir le souffle émancipateur de cette "justice d'en bas" et puisent dans cette dernière les ressources nécessaires à leur mise en pratique (a). Coupées de cet enracinement indispensable, elles sont, au contraire, inévitablement conduites à fonctionner de façon purement abstraite, c'est-à-dire comme de simples idéologies morales, aisément retournables contre les vertus humaines de base, tout en continuant d'offrir à leurs nombreux fidèles cette bonne conscience d'acier qui est devenue une des marques décisives de notre temps. On s'explique mieux, dans ces conditions, les origines de l'erreur philosophique des libéraux. Pour satisfaire aux dogmes de son anthropologie utilitariste (et pour conjurer le spectre des guerres de religion), le libéralisme est, en effet, structurellement contraint de nier l'existence de ce fonds historique commun de vertus universalisables, susceptibles, depuis des millénaires, d'inviter les hommes à donner le meilleur d'eux-mêmes (b). Dans ces conditions, le concept de "morale" ne peut plus recevoir qu'une seule signification : celle d'une idéologie du Bien, au nom de laquelle - on l'accordera aux libéraux - tous les crimes possibles sont en droit justifiables (c).
S'il s'agit donc seulement d'entendre, sous le terme de "Bien", cette construction idéologique éminemment oppressive, on pourra reconnaître, sans difficulté, une valeur réelle au principe libéral du "primat du juste sur le Bien" (c'était après tout le sens du combat orwellien contre le totalitarisme). Mais si ce qui est visé sous ce terme, c'est l'ensemble des références possibles à l'idée de décence et de vertu morale (l'idée, par exemple, que la générosité ou l'honnêteté valent infiniment mieux que l'égoïsme et l'esprit de calcul), alors il est indispensable de réaffirmer le primat socialiste du décent sur le juste, autrement dit le primat de la "justice d'en bas" (matrice de toute common decency) sur cet idéal de "neutralité axiologique", qui constitue, en fin de compte, le paravent idéologique idéal de toutes "les justices d'en haut".
a) Cette dialectique de l'universel et du particulier correspond, en partie, à ce que Hegel s'efforçait de penser sous le concept de Sittlichkeit (ou "moralité concrète") par opposition à la moralité abstraite de la Belle Âme. On se souviendra, à cette occasion, de la belle formule du philosophe américain Josiah Royce (1855-1916), qui énonce la condition préalable de toute théorie de l'universel concret : "Seul celui qui a des coutumes, peut comprendre les coutumes d'un autre."
b) Le Livre des morts des anciens Égyptiens contient ainsi les préceptes suivants : "Ne pas dénoncer quelqu'un auprès de son supérieur, ne pas faire souffrir, ne pas laisser mourir de faim, ne pas causer les larmes d'autrui, ne pas torturer les animaux, ne pas augmenter au début de chaque journée la quantité de travail demandée, ne pas jurer ni se disputer, ne pas faire de clins d’œil, ne pas être coléreux ni violent, ne pas s'échauffer ni être sourd aux paroles de vérité". A part, peut-être, la question du clin d’œil, il n'y a pas grand-chose dans cette liste qu'un esprit décent ne puisse encore approuver de nos jours.
c) De ce point de vue, le pamphlet de Trotsky, Leur morale et la nôtre (écrit en 1938) constitue l'une des plus terribles illustrations du mépris des hommes ordinaires et de leur common decency, dispensé, en toute bonne conscience, au nom d'une idéologie du Bien, sourde à toute parole de bonté (pour reprendre l'opposition de Zygmunt Bauman entre pratique effective de la bonté et culte idéologique du Bien). On tient, sans doute, ici, l'une des sources culturelles majeures de cette inaptitude pathétique de l'extrême gauche française à comprendre les revendications morales des classes populaires (et, notamment, leur refus traditionnel d'idéaliser la délinquance et les conduites de transgression) ; quitte à les offrir sur un plateau doré aux vieux renards expérimentés de la droite libérale.
Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal