Les chrétiens du monde arabe (12 millions sur plus de 300 millions d'Arabes) connaissent un phénomène d'érosion constant depuis le début du XXe siècle. En 1998, les patriarches, chefs et responsables des Églises des quatre familles chrétiennes (catholique, orthodoxe, orthodoxe orientale, évangélique) publièrent une lettre pastorale à Chypre mettant en garde les fidèles contre la tentation de l'exil vers l'Occident. Pour l’Église catholique en particulier, l'enjeu est de conserver les quelques morceaux de chrétienté que les missions latines avaient pu "récupérer" durant les siècles passés. Il s'agit en effet de sauver les restes du christianisme nestorien rallié à Rome au XVIe siècle sous l'action missionnaire des dominicains et franciscains, et qui forment aujourd'hui les assyro-chaldéens d'Irak. Autre enjeu : le sort des descendants des orthodoxes qui s'étaient placés sous l'autorité du pape au XVIIe siècle, ces Arabes melkites du Liban, de Syrie, de Palestine, d'Irak, qui ont tant contribué au XIXe siècle au mouvement arabe de la Nadha ("renaissance"), à la formation d'un sentiment d'arabité distinct de l'islam. On peut s'interroger encore sur l'avenir de chrétiens jacobites, coptes et arméniens qui s'étaient séparés de Byzance au Ve siècle (après le concile de Chalcédoine) et que les missions latines firent rentrer dans l’Église au XVIIe siècle. Sauver enfin les quelque 700 000 maronites libanais, unis depuis toujours à Rome, et désormais confrontés au défi démographique du chiisme et à la radicalisation d'une partie des sunnites.
Alors que les régions baasistes irakien et syrien offraient un rempart aux chrétiens (1,2 million en Syrie, moins de 500 000 aujourd'hui en Irak, plus de 250 000 ayant émigré vers l'Occident depuis 1991), de quelle protection ceux-ci pourraient-ils disposer dans un nouveau Moyen-Orient "démocratique" qui les ferait disparaître sous les marées sunnites ou chiites ? Quant aux assyro-chaldéens syriaques de Turquie, ils ont quasiment disparu ; il en reste environ 25 000 alors qu'ils étaient plusieurs centaines de milliers au début du XXe siècle. L'État turc, prétendument laïque, leur ferme les portes de l'administration, les empêche de conserver leurs écoles, de restaurer et, a fortiori, de construire des églises ; lente extinction dans l'indifférence générale de l'Union européenne. Enfin le cas de Jérusalem, de la Palestine et d'Israël n'est-il pas au fond le plus représentatif du drame que vivent les catholiques et uniates du Proche-Orient, de leur situation d'otages du conflit atroce entre nationalisme arabe et nationalisme juif ? Souvenons-nous de l'église de la Nativité de Bethléem, prise sous le feu de l'armée israélienne en 2002, événement qui masque une réalité plus profonde encore : d'une part l'israélisation de Jérusalem, qui se traduit aussi par sa déchristianisation progressive, et, d'autre part, une radicalisation du combat nationaliste dans l'islamisme (avec l'ascension du Hamas), qui entraîne l'érosion du christianisme palestinien.
Aymeric Chauprade, Chronique du choc des civilisations