Que se passe-t-il quand le sexe devient politique, quand les rapports sexuels se traduisent en rapport de forces, en rapport de pouvoir ? En dénonçant la femme-marchandise, en appelant à la mobilisation de masse autour d'un "programme commun", en se constituant en mouvement spécifique excluant les hommes, le néo-féminisme n'introduit-il pas une ligne dure, manichéenne, irréductible en cela au procès de séduction ? N'est-ce pas ainsi du reste que les groupes féministes veulent apparaître ?
Autre chose de plus fondamental pourtant est en jeu : ainsi, au travers du combat pour l'avortement libre et gratuit, c'est le droit à l'autonomie et à la responsabilité en matière de procréation qui est visé ; il s'agit de sortir la femme de son statut de passivité et de résignation devant les aléas de la procréation. Disposer de soi, choisir, ne plus être rivé à la machine reproductrice, au destin biologique et social, le néo-féminisme est une figure du procès de personnalisation. Avec les récentes campagnes contre le viol, une publicité inédite est apparue autour d'un phénomène jadis tenu secret et honteux, comme si plus rien ne devait rester occulté, conformément à l'impératif de transparence et d'éclairage systématique du présent qui régit nos sociétés. Par cette réduction des ombres et obscurités, le mouvement de libération des femmes, quelle que soit sa radicalité, fait partie intégrante du strip-tease généralisé des temps modernes. Information, communication, ainsi va la séduction. Soucieux, d'autre part, de ne pas dissocier le politique de l'analytique, le néo-féminisme est porté par une volonté délibérée de psychologisation comme le révèlent les petits groupes dits de self-help ou d'autoconscience où les femmes s'auscultent, s'analysent, se parlent à la recherche de leurs désirs et de leur corps. C'est le "vécu" qui désormais est premier : gare au théorique, au conceptuel, c'est le pouvoir, la machine mâle et impériale. "Commissions d'expériences personnelles" : l'émancipation, la recherche d'une identité propre passe par l'expression et la confrontation des expériences existentielles.
Gilles Lipovetsk, L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain