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Channel: ORAGES D'ACIER
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Le corps recyclé

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A vouloir assimiler, à la manière de R. Sennett, le narcissisme au psychologisme, on est vite confronté à la difficulté majeure que représente le cortège de sollicitudes et de soins dont est entouré désormais le corps, promu de ce fait au rang de véritable objet de culte. Investissement narcissique du corps lisible directement au travers de mille pratiques quotidiennes : angoisse de l'âge et des rides ; obsessions de la santé, de la "ligne", de l'hygiène ; rituels de contrôle (check-up) et d'entretien (massages, sauna, sports, régimes) ; cultes solaires et thérapeutiques (surconsommation de soins médicaux et de produits pharmaceutiques), etc. Incontestablement, la représentation sociale du corps a subi une mutation dont la profondeur peut être mise en parallèle avec l'ébranlement démocratique de la représentation d'autrui ; c'est de l'avènement de ce nouvel imaginaire social du corps que résulte le narcissisme. De même que l'appréhension de l'altérité d'autrui disparaît au bénéfice du règne de l'identité entre les êtres, de même le corps a perdu son statut d'altérité, de res extensa, de matérialité muette, au profit de son identification avec l'être-sujet, avec la personne. Le corps ne désigne plus une abjection ou une machine, il désigne notre identité profonde dont il n'y a plus lieu d'avoir honte et qui peut dès lors s'exhiber nu sur les plages ou dans les spectacles, dans sa vérité naturelle. En tant que personne, le corps gagne la dignité ; on se doit de le respecter, c'est-à-dire veiller en permanence à son bon fonctionnement, lutter contre son obsolescence, combattre les signes de sa dégradation par un recyclage permanent chirurgical, sportif, diététique, etc. : la décrépitude "physique" est devenue une turpitude.
     Christopher Lasch l'indique bien, la peur moderne de vieillir et de mourir est constitutive du néo-narcissisme : le désintérêt envers les générations futures intensifie l'angoisse de la mort, tandis que la dégradation des conditions d'existence des personnes âgées et le besoin permanent d'être valorisé, admiré pour sa beauté, son charme, sa célébrité rendent la perspective du vieillissement intolérable. De fait, c'est le procès de personnalisation qui, en évacuant systématiquement toute position transcendante, engendre une existence purement actuelle, une subjectivité totale sans but ni sens, livrée au vertige de son autoséduction. L'individu, enfermé dans son ghetto de messages, affronte désormais sa condition mortelle sans aucun appui "transcendant" (politique, moral ou religieux). "Ce qui révolte à vrai dire contre la douleur ce n'est pas la douleur en soi, mais le non-sens de la douleur", disait Nietzsche : il en va de la mort et de l'âge comme de la douleur, c'est leur non-sens contemporain qui en exacerbe l'horreur. Dans des systèmes personnalisés, il ne reste dès lors qu'à durer et s'entretenir, accroître la fiabilité du corps, gagner du temps et gagner contre le temps. La personnalisation du corps appelle l'impératif de jeunesse, la lutte conte l'adversité temporelle, le combat en vue de notre identité à conserver sans hiatus ni panne. Rester jeune, ne pas vieillir : même impératif de fonctionnalité pure, même impératif de recyclage, même impératif de désubstantialisation traquant les stigmates du temps afin de dissoudre les hétérogénéités de l'âge.

Gilles Lipovetsky, L'ère du vide

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