Je ne veux me souvenir que de cet homme jeune, encore un jeune homme avec la grâce d'un adolescent, beau comme un page, droit, discret, chaleureux, de son rire, du bouquet de ses mots en fusées, de l'été de sa vie. Non de son long hiver de clochard édenté, à la barbe broussailleuse, affalé sur le comptoir d'un troquet blafard, de son débagoulis d'ilote, du crachat de ses insultes, du vieux seigneur déchu. J'avais su avant lui qu'il n'écrirait plus de livres, puis, quand le déclin s'accéléra, qu'il n'écrirait plus d'articles. Au moment où Antoine congédiait Blondin, je me rappelais qu'Antoine avait été la légende de Blondin, mais que, même alors, la légende de Blondin était la réputation d'Antoine.
La légende d'Antoine racontait au pittoresque des histoires caracoleuses. Un boit-sans-soif payait en gai luron son écot à la chronique parisienne. C'était la nuit, l'itinéraire fléché, le vent dans les voiles, le coup dans la jupe. On buvait et on se saoulait ensemble. Ivresse rimait avec allégresse.
La légende de Blondin évoquait ce que la légende d'Antoine dissimulait : le rire au bord des larmes. Le décor ne changeait pas, les compagnons de virée non plus, mais l'anecdote se filait pour se défiler. Tombait le masque du joyeux drille, apparaissait un visage pathétique. La fête se troublait, lançait à la mer la bouteille qui atteignait le port où les bateaux tanguaient. On avait trop remis ça pour s'en remettre. C'était la nuit aux ordres d'un soleil noir, la nausée qui réglait le compte du plaisir de trinquer. On buvait ensemble, on était saoul tout seul. Ivresse rimait avec détresse.
Dans la légende d'Antoine, le lendemain de la veille s'interprétait comme une chanson de charme. Quelle nuit ! La plus étoilée des mille et une nuits ! Un conte oral, perle de l'Orient le plus pur, répandait les illusions de sa corne d'abondance. On toréait les autos en maraude, des merveilles naissaient sous les pas, l'asphalte des boulevards se crevassait ; on arrosait au carrefour Bac les plantes exotiques d'un jardin à la française, on emmenait son somnambulisme rêvasser dans le cabinet d'un ministre ou s'étourdir dans le boudoir d'une duchesse.
Si la légende d'Antoine relevait de l'escagasserie journalistique, la légende de Blondin appartenait à la littérature. Le vagabondage y était la frime d'une sédentarité ; l'exubérance, une longue patience qui abusait le désarroi ; la gaieté, une mélancolie qui donnait le change. L'âme du vin bondissait du flacon, plaçait la vie sous hypnose. La légende d'Antoine la métamorphosait dans une complicité activiste ; celle de Blondin dans une connivence contemplative. L'une, comme l'autre, brisait les reins de la quotidienneté. La première poussait l'absurde à bout, jusqu'à l'extravagance anecdotique. La seconde par l'alchimie d'un poète, conduisait le désespoir dans ses derniers retranchements, sous la surveillance d'une fantaisie rêveuse. Le monde de là-bas divorçait d'avec le monde d'ici, affichait les couleurs de ses deux étendards, le rose d'Antoine, le noir de Blondin. L’œuvre d'Antoine Blondin proposait la synthèse des morceaux choisis de l'un recomposés par l'autre : exemple le plus réussi, Monsieur Jadis.
La sottise professorale se demandait pourquoi Antoine avait si peu écrit. L'intuition, qui savait le génie rare de l'intensité éphémère et du désir de perfection de son style nostalgique, s'étonnait que Blondin, accaparé par Antoine, eût pu écrire un millier de pages pour que le temps d'ailleurs se conjuguât avec le sien et le bonheur d'écrire s'accordât au malheur de vivre. Pour que la légende d'Antoine s'effaçât devant la légende de Blondin, survie de sa réputation.
Pol Vandromme, Bivouacs d'un hussard
Image provenant de Terra Ignota