En s'attaquant aux fondements mêmes de notre société capitaliste, cette pensée radicale ébranle les incertitudes profondément inculquées depuis l'enfance. Totalement à contre-courant des injonctions actuelles, elle dynamite le consensus mou et déstabilise tout un chacun. Car avec la décroissance sont pointés du doigt notre propre mode de vie, la finalité de nos activités, les impératifs martelés par toute la collectivité unie dans le culte du PIB. La décolonisation des imaginaires se réalise dans une perpétuelle remise en question, insupportable pour beaucoup. La décroissance provoque des réactions si virulentes de rejet qu'elle n'est pas propice à la vente d'un maximum de cerveaux disponibles à Coca-Cola.
Dans l'espace public qu'elle s'est taillé sur mesure, la bourgeoisie s'est toujours servie de l'information comme d'un moyen pour asseoir son autorité. Elle a saisi les outils de représentation du monde comme enjeu stratégique et arme fondamentale de domination. La presse "fut tout de suite et systématiquement mise au service des intérêts du pouvoir", assène le philosophe Jürgen Habermas. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, avec le développement des journaux populaires à grand tirage, puis l'apparition du cinéma, de la radio et de la télévision, les moyens techniques nécessaires à la diffusion massive d'informations ont mobilisé des capitaux colossaux. Les médias sont ainsi devenus la chasse gardée de grandes entreprises qui soutiennent les intérêts du capitalisme. Ils "jouent le rôle de serviteurs et de propagandistes des puissants groupes qui les contrôlent et les financent".
La concentration des moyens de communication mondialisés atteint aujourd'hui son paroxysme. TF1 ne dénoncera pas le chantier calamiteux de l'EPR de Flamanville, réalisé par Bouygues. Les titres du Crédit mutuel, d'Axa, du Crédit agricole sont peu susceptibles d'appeler à la révolte contre les spéculateurs de la finance, tout comme Libération ne s'en prendra pas à Rothschild. La probabilité de trouver des enquêtes sur la Françafrique dans les médias de Vincent Bolloré est réduite ; les magazines détenus par Pinault, LVMH, Berlusconi ne s'attaqueront pas au pouvoir de l'argent ; les chaînes publiques de l’État français ne vont pas diffuser des reportages montrant que la course à la puissance des pays riches conduit à l'appauvrissement des pays dominés. "Il est logique que le propriétaire fixe une orientation", reconnaissait le servile Laurent Joffrin, directeur en alternance des rédactions de Libération et du Nouvel Obs, dans un éclair de lucidité (France Culture, 2-10-2004). Pierre Bergé, nouveau tôlier du Monde - journal qui milite activement pour l'exploitation du gaz de schiste (édito du 25-7-2012) -, n'a pas tardé à fixer ses exigences. Quand une tribune égratigne son grand ami François Mitterrand, l'homme d'affaires s'étrangle : "Cet article immonde, à charge, digne d'un brûlot d'extrême droite est une honte qui n'aurait jamais dû être publiée" (mail envoyé au directeur du Monde, Erik Izraelewicz, le 11-05-2011). Le parti socialiste a si bien favorisé l'accumulation de sa fortune...
Pierre Thiesset, "Là-bas si j'y suis pas", in La décroissance N°95