L'Emprise numérique : comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies (Éditions L'Echappée) est le fruit de plusieurs années de défrichage intellectuel d'un univers incritiquable. Faisant fi des quolibets ("technophobe", "réactionnaire"), Cédric Biagini pose sur la table une analyse argumentée, limpide, d'une invasion technologique que la grande majorité de ses contemporains considèrent comme le nouveau pilier de la démocratie, de la liberté et de la gratuité. Cet ancien ingénieur en mécanique prend ainsi la relève de Jacques Ellul, explorant un champ de domination spectaculaire pourtant laissé libre, y compris par la gauche de la gauche et les objecteurs de croissance. Son travail est un support théorique inespéré pour s'émanciper d'une tyrannie qui ne dit pas son nom.
La Décroissance : Peut-on espérer lire un jour ton livre sur l'une de ces ravissantes tablettes numériques ?
Cédric Biagini : Non, car les éditions L'Echappée ne basculeront pas dans le numérique. C'est un choix qui peut sembler kamikaze à l'heure où beaucoup d'éditeurs suivent ce mouvement, soit parce qu'ils y adhèrent, soit parce qu'ils pensent qu'ils n'ont pas le choix. Le cas du e-book illustre les méthodes des marchands de nouvelles technologies. Ils tiennent d'abord un discours qui vante le formidable potentiel de la nouveauté. Si des réserves sont émises, ils rassurent en prétendant que ce n'est qu'une évolution "naturelle", comme il y en a toujours eu. Enfin, si les résistances persistent, le couperet tombe : la mutation technique est qualifiée d'inéluctable. En d'autres mots : c'est marche ou crève. D'aucuns, adeptes de la prophétie autoréalisatrice, annoncent déjà la fermeture de la moitié des librairies en France d'ici cinq ans. De notre côté, nous resterons attachés au livre de papier même si l'on nous enjoint de nous adapter - c'est le mot d'ordre de notre époque. A contrario, nous pensons que le fondement d'une culture de résistance est bien le refus de s'adapter à ce que l'on veut nous imposer.
Tu as participé à l'ouvrage La tyrannie technologique en 2007. Lors de sa sortie, tu as été opposé sur France Interà un partisan d'Internet qui t'a notamment qualifié de "technophobe". Pourtant, tu réitères. Cette peur du progrès est-elle incurable ?
Si l'on considère comme une maladie la critique des nouvelles technologies, alors oui, elle est incurable ! Lorsque nous sommes invités à nous exprimer, à la radio par exemple, sur nos thématiques, nous sommes systématiquement opposés à un détracteur. Les tenants de l'idéologie dominante, eux, s'expriment à tout bout de champ librement et sans aucune contradiction. Lors de ces confrontations, il suffit d'appuyer sur un bouton pour que déferlent les insultes : réactionnaires, technophobes (qui sous-entend que nous sommes victimes d'une peur irrationnelle). Si l'on suit ce raisonnement, pourquoi ne pas dire qu'un défenseur des droits de l'homme est un dictaturophobe ?
Dans le cas des nouvelles technologies, nous sommes confrontés à une vision qui relève du religieux : c'est impossible d'émettre une critique, l'hérésie n'est pas tolérée ! "On n'arrête pas le progrès", nous dit-on. Pourtant, les technologies doivent intégrer le champ de la discussion politique car elles sont au cœur de notre vie, bouleversent toutes les activités humaines, changent notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes.
Pourquoi "la révolution numérique" est-elle, selon toi, un chance inouïe pour le capitalisme ?
Cette question est au cœur de mon livre. On voit qu'au sein même de la gauche, les nouvelles technologies sont vues comme une chance incroyable de basculer vers une société de l'échange et de la contribution qui permettra de dépasser le capitalisme. Au contraire, je pense que croissance et nouvelles technologies sont étroitement liées. Et je ne suis pas le seul : tous les acteurs de l'économie pensent de même ! Selon eux, grâce à l'économie de l'immatériel, la croissance est infinie bien que le monde soit fini. Ce serait même encore mieux qu'avant, puisque que croissance économique et sauvegarde de la planète pourront cohabiter, voire même s'alimenter (technologies vertes, capitalisme vert). Il ne faut pas non plus oublier que l'industrie du high-tech applique à la perfection un principe cher au capitalisme : l'obsolescence programmée. De nouveaux produits apparaissent sans cesse, les consommateurs fascinés par leur puissance se jettent dessus.
Enfin, l'imaginaire libéral s'est considérablement renouvelé grâce aux nouvelles technologies. Il s'est emparé d'un certain nombre de valeurs qui, traditionnellement, relevaient des milieux contestataires : participation, collaboration, transparence, horizontalité... On s'affranchit ainsi des règles et des frictions qui jusque-là empêchaient un marché idéal d'avenir. A chaque fois qu'un État essaie de mettre en place une loi qui régule les échanges immatériels, on observe une réaction très forte d'une partie de la société. C'est comme si ce domaine devait être complètement exclu des règles définies collectivement. Rien ne doit entraver le développement des réseaux numériques.