Son roman d'avant-garde, Les Corps tranquilles (il commençait, il ne finissait pas ; c'était comme un hall de gare qui ne donnait jamais accès aux quais du départ des trains, la salle même des pas perdus), n'avait eu aucune audience, même parmi ses amis qui le citaient sans l'avoir lu, signe distinctif du "livre culte". Sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent, il triomphait avec un vrai feuilleton historico-érotique, Caroline chérie : le cinéma de Martine Carol relayerait le commerce de la librairie. Ignoré comme écrivain littéraire, porté aux nues comme écrivain populaire, c'était l'auteur que l'on n'attendait pas - un type dans le genre du danseur de Beaumarchais - pour narguer Sartre et le dépiauter.
A la lecture de son article dans la revue La Table Ronde, tout de suite repris en volume par Grasset, on ne douta plus de son talent. Maître Jacques pour la république des lettres, aussi célèbre que Saint-Cecil pour la république des badauds, le polémiste se révélait d'une adresse diabolique comme le feuilletoniste s'était révélé d'une rentabilité exceptionnelle. Mauriac se réjouissait trop tôt, couvant Laurent comme François Le Grix et Jaccques Chazot, sans soupçonner que son idolâtrie gaulliste lui vaudrait, une bonne décennie plus tard, une correction aussi foudroyante. Comparer Jean-Paul à Paul, Sartre à Bourget ; rapprocher la littérature engagée de l'un de la littérature d'idées de l'autre, Les Chemins de la liberté du Disciple, c'était d'une ingéniosité meurtrière. Sartre se voulait romancier, il ne l'était pas, il ne le serait jamais, son romanesque amidonnant des fariboles professorales. Laurent s'attaquait au maillon le plus faible d'une œuvre, mettait les rieurs de son côté (alors qu'une guérilla contre le philosophe et l'essayiste politique n'aurait intéressé que les spécialistes à la longue figure) en apparentant le Roi-Soleil de l'intelligentsia progressiste à une vieille baderne de la réaction ancestrale. Sans même avoir écrit les pages sur Baudelaire et Stendhal des Essais de psychologie contemporaine, Sartre n'était plus qu'un romancier scolaire à la Paul Bourget. On pouffait à chaque tour du virtuose et à chaque détour du parallèle. L'ironie au service de l'analyse, quel morceau voltairien de littérature comparée !
En tournant en bourrique le romancier, Jacques Laurent frappait de dérision l'ensemble de son œuvre. Il s'avançait masqué en champion de la littérature de la gratuité, comme s'il était en ligne directe l'héritier de la N.R.F. gidienne. A propos de Bourget, deux citations définitives ; la première de Thibaudet : "Il a toujours été un romancier conscient, mais il l'a été parfois à ses dépens d'artiste" ; la seconde de Copeau : "Il disserte bien sans doute et il discourt, il a de l'éloquence et de la compétence en de nombreux domaines... visiblement, il veut nous épater - mais je crois que bien davantage il s'épate lui-même." Il faisait ainsi d'une pierre deux coups, ravissant Mauriac qui s'estimait vengé de l'exécution d'un auteur de la N.R.F. et soulignant le désaccord de cet auteur avec l'esprit de la N.R.F. C'était là sa ruse la plus subtile, on 'en rendit compte au fil des années. De tous les écrivains de la jeune droite littéraire, Jacques Laurent fut le plus actif dans les branle-bas du siècle : résistant non pas sous Vichy mais avec Vichy, le Maréchal étant pour lui le double clandestin de Giraud (Année 40), antigaulliste irréductible (Mauriac sous de Gaulle); partisan par point d'honneur de l'Algérie française (ses articles de Combat et de L'Esprit public), clandestin recherché par la police et trouvant refuge chez Roger Stéphane (de la sorte exposé aux représailles des barbouzes et des activistes de l'O.A.S.), anticommuniste sans complexe (Choses vues au Vietnam). Personnage romanesque dans sa vie comme dans ses livres, il restait adossé à la barricade de son passé. On ne s'en apercevait pas, on se figurait même qu'il l'avait quittée. Il fallait une espèce de génie pour réussir le tour de passe-passe : feindre de ses dissimuler en s'escrimant à visière levée.