Durant l’Antiquité le subsidiumétait une méthode d’organisation militaire : une ligne de troupe se tenait en alerte, derrière le front de bataille, prête à porter secours en cas de défaillance. Avec le temps, cette méthode devint un principe plus large d’ordre philosophique, juridique, social et politique. Ses racines sont donc très anciennes, même si le terme « subsidiarité », (à la consonance quelque peu barbare), paraît récent. Les écrits d’Aristote, de Thomas d’Aquin, d’Althusius, de Proudhon, l’Encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII (1891), puis le Quadragesimo Anno de Pie XII (1931) s’en inspirent. Plus tard encore, le pape Pie XII dans son Discours aux Cardinaux, le 20 février 1946, précisera : « toute autorité sociale est par nature subsidiaire ».
Aux origines de la subsidiarité
Dans Les Politiques, Aristote décrit une société organique - la Cité - au sein de laquelle s’emboîtent hiérarchiquement des groupes : familles - villages. Chacun de ces groupes essayant d’être auto-suffisant, mais n’y parvenant jamais totalement ; à l’exception de la Cité, considérée comme un espace politique total. Celle-ci, en effet, est l’unique corps autonome - donc parfait (l’autonomie, Autarkeiaétant chez les anciens Grecs, synonyme de perfection) - dans lequel le citoyen puisse déployer ses potentialités, en vue du bien commun. Cet « entier naturel », permet aux groupes dont il est constitué, d’être « capables de se survivre dans le domaine de leurs activités propres »1; activités qui se complètent mais ne se recoupent pas. Ainsi, la Cité respecte l’autonomie (auto nomos: qui se donne à soi-même ses propres lois) des groupes qui sont compétents pour assumer eux-mêmes leurs affaires propres. Thomas d’Aquin reprendra à son compte cet antique principe, avec cette nuance importante : La personne succède à la Cité comme « Substance première » (Boèce). Lapersonne est à l’image de Dieu, seule, au travers de sa volonté, de sa conscience, de ses actes et de son libre jugement . « L’idée de personne, issue de la pensée chrétienne et à certains égards de la culture scandinave, consacre la dignité de cette ‘substance’ autonome, à laquelle nulle autorité ne saurait voler l’existence en l’utilisant comme moyen »2. L’homme transcende alors son appartenance de par son rapport intime et individuel à Dieu,. « Il est membre de la société en tant qu’être dépendant, obligé de puiser autour de lui dans son milieu social, les éléments de sa vie et de son développement physique, intellectuel et moral. Mais pour autant qu’il est un être spirituel, dont les opérations propres sont immanentes, il transcende le milieu social dans lequel il plonge »3. Pour la pensée thomiste, le principe de subsidiarité est au service de la personne (appartenant malgré tout à une collectivité) alors que chez Aristote, elle se trouve au service direct des multiples groupes - spatiaux: « les clans » et temporels: les « lignées » - formant la Cité.
Althusius, précurseur du fédéralisme
Au début du XVII° siècle, un juriste germanique et calviniste, Althusius (1557-1638), recteur du Collège de Herborn depuis 1602, écrit un ouvrage majeur Politica methodice digesta (1603) qui va le rendre célèbre et faire de lui, aujourd’hui, un des précurseurs de la « doctrine » fédéraliste.
Homme de décision et d’action, il est amené à mettre en pratique ses idées au sein du Syndic de la ville d’Emden, en Frise orientale, afin de lutter contre l’autorité du comte-suzerain Enno. Il restera à ce poste jusqu’à sa mort. Althusius est un homme de son temps, défendant la tradition communaliste et les corps intermédiaires qui sont très nombreux à l’époque (familles, corporations, ligues, guildes, cités, provinces…).
Considérant que pour être solidaire, il faut, par-dessus tout, être libre et autonome, Althusius défend farouchement ces communautés dont les membres respectent les lois au travers du « pacte juré ». Pour lui, « la politique est la science qui consiste à unir les hommes entre eux pour les amener à la vie sociale, de sorte que celle-ci soit effective et mieux conservée entre les associés ». C’est ce qu’il nomme la « symbiotique ».Dans cette phrase transparaît l’héritage d’Aristote. Comme lui, Althusius considère que la société humaine n’est pas formée d’individus mais de communautés s’articulant autour d’un principe d’harmonie. Ces communautés organiques, en tant que persona repraesentata (personnes morales) sont, comme chaque citoyen, sujets de droits, et jouissent des mêmes libertés. Pour subsister, prospérer, se déployer et se projeter, les hommes s’associent volontairement afin de palier à des besoins que seuls, ils n’auraient jamais pu satisfaire. Si l’association s’avère alors insuffisante, plusieurs associations se réunissent et prêtent serment via un jus foederis (ou confoederationis) pour le bien commun. Cette alliance ne tient pas forcément compte de la proximité géographique. Deux communautés éloignées l’une de l’autre peuvent se trouver des intérêts et des idéaux communs. Dans la perspective d’Althusius, le peuple seul détient la souveraineté « parce-qu’il vit dans des sphères déjà souveraines et presque auto-suffisantes. La participation au pouvoir ne se justifie que par l’autonomie sociale, qui est d’abord un fait, et devient un droit par sa nécessité naturelle ». Rappelons qu’à l’époque l’Allemagne est une mosaïque de petits États, de villes franches et de minuscules royaumes (environ 350). L’Etat, à l’époque, ne doit pas intervenir à l’intérieur de ces communautés; mais doit s’occuper des tâches qui relèvent de ses compétences, à savoir la paix, la défense, la police, la monnaie. Le principe de subsidiarité étant un instrument juridique ; il est un frein à sa dérive totalitaire potentielle.
Son appartenance au Syndic d’Emden, permit à Althusius de concrétiser socialement ce principe qui était resté purement philosophique chez Aristote et Thomas d’Aquin. Cette pensée allait de nouveau se perpétuer à l’époque contemporaine chez Proudhon.
La subsidiarité chez Proudhon
En effet, le principe de subsidiarité est au centre même de la théorie fédéraliste de Proudhon, la subsidiarité équilibrant selon lui les rapports souvent conflictuels entre l’Autorité et la Liberté. Trop d’autorité conduit au despotisme, trop de liberté à l’anarchie.
Dans son ouvrage : « Du Principe Fédératif » paru en 1862, il affirmait : « Le problème politique (…),ramené à son expression la plus simple, consiste à trouver l’équilibre entre deux éléments contraires, l’Autorité et la Liberté. Toute fausse balance se traduit immédiatement pour l’État, en désordre et en ruine, pour les citoyens, en oppression et en misère. En d’autres termes, les anomalies ou perturbations de l’ordre social résultent de l’antagonisme de ses principes ; elles disparaîtront quand les principes seront coordonnés de telle sorte qu’ils ne puissent plus nuire ». Cette « coordination » idéale se trouve être la subsidiarité. Le citoyen évolue entre ces deux pôles (autorité et liberté), avec ses compétences, au service des communautés simples (familles, ateliers, syndicats) et des communautés plus complexes (communes, cantons, régions, États). Le but recherché à chacun des échelons restant toujours l’autosuffisance. Le citoyen conserve, à chaque degré, une parcelle de souveraineté qui fait de lui un acteur responsable au sein d’une Cité fédéraliste, non plus naturelle - le pacte - mais contractuelle - le contrat -. La forme du contrat prime celle du régime. Pour Proudhon, l’ennemi primordial reste avant tout le centralisme étatique, niveleur, qu’il soit démocratique ou monarchique. Le centralisme profitant de « l’incapacité des citoyens » (critère des plus subjectifs ) tentera progressivement de s’ingérer dans toutes les affaires sociales privées ou publiques, transformant ainsi le citoyen-acteur en sujet-passeur. La pensée proudhonienne nous avertit que la société doit, dans la mesure du possible, se passer de l’État si elle entend vivre bien.
A la même époque, les papes s’inspirèrent principalement des écrits de l’italien Taparelli, de l’évêque allemand Ketteler et du français La Tour du Pin, afin d’élaborer la « doctrine sociale de l’Église ». Or, tous les trois ont pour point commun de réhabiliter les corps intermédiaires. Pour Ketteler (1848) : « tant que la famille, la commune peuvent se suffire pour atteindre leur but naturel, on doit leur laisser la libre autonomie … Le peuple régit lui-même ses propres affaires: il fait une école pratique de politique dans l’administration communale, où se reproduisent en petit les questions qui sont traitées en grand dans les parlements. C’est ainsi que le peuple acquiert la formation politique et la capacité qui donnent à l’homme le sentiment de son indépendance » et l’auteur aurait pu ajouter les bases nécessaire à la pratique d’une « citoyenneté ascensionnelle ». Taparelli suggère que : « Le tout doit venir en aide à la partie et la partie au tout, c’est-à-dire que la partie ne disparaît pas dans le tout et que le tout ne doit pas absorber la partie dans son unité ». La Tour du Pin, quant à lui, propose de bâtir un ordre organique, naturel et hiérarchisé, fondé en grande partie sur les corporations. Il faut, disait-il, sortir l’homme perverti par la souveraineté de l’argent et l’usure en rétablissant une moralité de la solidarité et en injectant « du Moyen-Age » dans une société de plus en plus industrielle. La nostalgie sociale de La Tour du Pin allait inspirer le régime fortement corporatiste de Salazar, au Portugal ; et dans une moindre mesure, de Mussolini, en Italie.