Quand, de nos jours, en suivant l'actualité, en assistant à des débats d'idées, ou en discutant avec des amis, je réalise la difficulté qu'il y a à faire admettre les vérités les plus flagrantes, à faire reconnaître les comportements les plus naturels ou à faire condamner les agissements les plus odieux, je mesure à quel point les évidences ont été occultées.
Quand par exemple, le droit à la défense d'un preneur d'otages pris en flagrant délit, et qui va sans doute recommencer, semble passer avant la vie de ses innocentes prochaines victimes. Quand appeler un chat un chat, un homme un homme, une femme une femme, un assassin un assassin, semble un effort insurmontable pour les esprits les plus avancés et vous fait inévitablement endosser l'épithète de "facho". Quand vous vous rendez compte en un mot, qu'être un citoyen normal, honnête et productif suffit à faire objectivement de vous l'homme à abattre, dans notre société de progrès. Quand on sait aussi que dans des pays "très évolués" on rembourse les interventions chirurgicales de changement de sexe et on marie religieusement des homosexuels, on est tenté de se pincer pour s'assurer qu'on ne rêve pas.
Il est donc crucial de rappeler, de restaurer, de réhabiliter les évidences, de se demander pourquoi et comment elles ont été occultées, déplacées, comment a-t-on abouti à leur marginalisation.
La mise à l'écart a priori de toute réflexion de bon sens n'épargne malheureusement pas les milieux médicaux. L' "obsession d'objectivité" conduit en effet à ne plus vouloir admettre que ce qui est prouvé et chiffré. Cette tendance est parfaitement représentée par ce qu'on appelle l'Evidence based medicine qui nous vient, bien sûr, des États-unienne.
Dans cette méthode, il est en effet interdit de penser. Le "jeu" consiste à faire table rase de tout ce que l'on sait sur un sujet, pour ne retenir que ce qu'une étude dûment effectuée a officiellement et statistiquement prouvé. Il n'est pas rare d'ailleurs que certains paramètres de simple bon sens soient complètement ignorés, ce qui conduit parfois les utilisateurs à des conclusions qui paradoxalement sont à l'opposé de l'évidence (pour qui a un peu de jugeote).
Ainsi, les médecins sont régulièrement "bombardés" de spots, d'abstracts, etc. qui assènent des résultats d'études fragmentaires sans cohérence, ni liens réflexifs entre eux, et faisant quelquefois intervenir des causalités tout à fait inattendues qui ne manquent pas de donner à ces nouvelles un caractère "sensationnel" et racoleur.
Le plus grave, c'est qu'en dehors de ces "preuves fabriquées", les conclusions à caractère réflexif sont rigoureusement bannies.
Le plus grave, c'est qu'en dehors de ces "preuves fabriquées", les conclusions à caractère réflexif sont rigoureusement bannies.
Exemples : fallait-il vraiment faire une étude pour affirmer qu'un des médicaments notoirement réputé pour son efficacité sur la migraine, réduit les "pertes de productivité dues à la... migraine". Ou alors, que le port de hauts talons peut à terme engendrer des troubles de la statique cérébrale. Citons aussi telle autre étude qui tente d'expliquer certaines altérations des trompes utérines observées chez les consommatrices de cigarettes, en les attribuant à un effet nocif du tabac... Mais en négligeant totalement d'incorporer un possible paramètre lié à une sexualité peut-être différente chez les fumeuses ? Sans entrer dans les détails anatomiques de cet exemple, contentons-nous de remarquer que les paramètres que l'on veut considérer pour tirer un rapport de cause à effet ne sont pas forcément ni les bons ni les seuls.
C'est vrai qu'il me vient quelquefois la nostalgie de ce temps, pas si lointain mais ô combien révolu, où l'on pouvait réfléchir sur un sujet.
D'ailleurs je l'avoue, il m'arrive encore de me livrer (involontairement) à ce type d'exercice... Ce qui me vaut régulièrement de la part de mes amis ou de mes confrères des réactions d'étonnement médusé, quand il ne s'agit pas de regards noirs de réprobation, ou de compassion attristée devant une telle candeur.
En fait, il n'est qu'apparemment paradoxal de considérer qu'en ne voulant retenir que les faits dûment prouvés, ou obéissant à un processus cartésien (encore lui !), cette perversion scientiste en arrive à se priver de beaucoup de notions qu'on avait déjà, ou que quelques instants de réflexion pourraient nous faire apparaître. Il arrive tout de même heureusement parfois que les études aboutissent à des conclusions en accord avec les connaissances classiques... Et les revues nous annoncent alors triomphalement que l'Evidence based medicine a redécouvert (c'est la formule utilisée !) des choses évidentes. Encore heureux !
Cette manière de fonctionner au "coup par coup" n'est pas l'apanage des milieux scientifiques, et l'on observe dans la vie civile des mécanismes en tout point comparables.
Les conditions de sécurité, par exemple, sont hélas bien trop souvent décidées en aval plutôt qu'en amont de l'accident qui a révélé des aberrations de conception ou d'entretien. Qu'il s'agisse d'une boîte de nuit, d'un tunnel ou d'un ascenseur, on réfléchit après la catastrophe. C'est ainsi que tous les jours on pond des nouvelles normes et des notes de service...
De telles pratiques sans réflexion d'ensemble conduisent à des listes de plus en plus longues de règlements. Il est clair que sans un peu de réflexion, de bon sens, tout cela est bien vain ; et gageons qu'un esprit un peu pervers pourrait accomplir les pires méfaits... sans déroger aux normes.
Citons, dans cet esprit, le cas de ce directeur de clinique médicochirurgicale qui s'est vu imposer par l'administration un quota obligatoire "d'agents de surveillance" (sans aucune fonction médicale)... ce qui assurément n'arrangeait pas son budget ! Il a engagé les surveillants, mais il a en même temps réduit le nombre... d'infirmières ! Il était donc "aux normes", puisque le seul bon sens (qui n'en fait pas toujours partie) exige une équipe soignante adaptée aux besoins d'un établissement de soins.
Ainsi, normes, consensus, abstracts, slogans même, viennent se substituer à la réflexion de tout un chacun. A celle-ci, il n'est évidemment plus question de recourir. Les déductions ne se faisant plus selon le mode réflexif, en profondeur (vertical) ; mais selon un mode associatif (horizontal). Dépossédant ainsi la pensée de ce qu'elle a de plus élevé et nous conduisant à ses formes les plus rudimentaires, car "qui pense par association ne pense pas encore" (Jackson).
La voie est alors ouverte aux rapprochements les plus incongrus et aux amalgames les plus méprisables. Ainsi s'établissent des circuits que l'on pourrait qualifier "d'automatiques" où la stimulation d'un item va en activer un autre, uniquement parce qu'il y est relié par une connexion. Cette connexion a le plus souvent été mise en place à l'insu de l'intéressé par des figures emblématiques, relayées par les médias. D'aucuns ont parlé de "politiquement correct" ou de "pensée unique"... Consentons pour l'instant de dire que cette pensée unique n'est pas toujours sans arrières-pensées (politiques ou commerciales).
Alain Bellaiche, Lettre ouverte d'un médecin à une société malade