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Les agents publics et la désobéissance 2/2

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II – La possibilité de la transgression
Chaque jour, tout au long de sa carrière, et même en dehors de sa vie professionnelle, l’agent public est confronté à une obligation déontologique qui limite son expression et son comportement : la réserve marque la limite à ne pas franchir ( bref l’art de savoir jusqu’où ne pas aller trop loin...). 

Contrairement à une idée reçue – et très répandue dans les manuels ce n’est pas le Conseil d’Etat qui a créé cette obligation mais la Cour de cassation statuant comme Conseil supérieur de la magistrature. La loi du 20 avril 1810 interdisait aux magistrats de « s’écarter des devoirs de leur état, d’en compromettre l’honneur, la délicatesse et la dignité » car Napoléon craignait des débordements venant de magistrats royalistes. La Restauration ira dans le même sens : des circulaires du garde des sceaux de 1821 et 1824 visent la respectabilité des mœurs et la fidélité au gouvernement. 

La Cour de cassation utilise le mot « réserve» en 1882 : le magistrat doit éviter tout ce qui pourrait être un « manquement à la réserve ». 

Le Conseil d’Etat reprend la formule dans son arrêt Terrisse du 31 janvier 1919 (les manuels citent le plus souvent l’arrêt Bouzanquet du 11 janvier 1935). 

Cette construction jurisprudentielle ne sera inscrite dans des textes statutaires que beaucoup plus tard ( le premier étant l’Ordonnance du 22 déc.1958 portant statut de la magistrature) sans jamais définir la dite réserve. Cette obligation semble d’ailleurs échapper à toute définition puisque le législateur y a renoncé dans le statut général de 1983 en renvoyant au juge administratif le soin d’apprécier au cas par cas l’éventuel manquement à la réserve. 

Cette indéfinition législative, dans un domaine qui touche aux droits fondamentaux, montre à quel point la transgression est étrangère à la fonction publique ; pour autant on ne saurait prétendre, comme l’ancien ministre A. Le Pors, que le statut accorde aux agents la liberté d’opinion et ne leur impose pas d’obligation de réserve . 

Cette notion fonctionnelle qui impose aux agents le conformisme attendu de ceux qui incarnent l’Etat, comporte de nombreux paramètres de variation selon le niveau de l’agent, la nature des fonctions, le média concerné, l’éventuel mandat syndical. Comme tout phénomène de censure la réserve donne une définition en creux de ce qui est admis et de ce qui ne l’est pas à une époque donnée. 

Les transgressions visées sont très différentes selon les époques et les contextes ; on peut en recenser quatre variétés : 

1. Les comportements dans la vie privée :
C’est une variété de transgression, aussi ancienne que les affaires proprement politiques dont il sera question plus loin. En 1888 un magistrat qui recevait « fréquemment et longuement des femmes mal famées en son cabinet du Palais de justice » fut suspendu pendant un an par la Cour de cassation. Les comportements dans la vie privée sont jugés transgressifs dès qu’ils entachent, par delà la personne de l’agent, la réputation, l’honneur, la considération de la collectivité publique. 

Evidemment l’évolution des mœurs a joué, notamment depuis 1968, et ce qui pouvait paraître incompatible avec les devoirs de l’agent dans les années cinquante serait aujourd’hui considéré comme banal et anodin. Les barrières de l’interdit ont reculé et la vie privée est désormais mieux protégée. 

Il n’y a pas si longtemps l’homosexualité, par exemple, était un motif de réforme lors de la conscription et d’exclusion dans l’armée ; ce serait aujourd’hui une discrimination pénalement sanctionnée. 

Néanmoins l’exigence d’honorabilité n’a pas disparu : une intempérance avérée, l’addiction au jeu ou aux drogues, une vie privée particulièrement dissolue ou encore des relations dans les milieux de la délinquance, des trafics ou du proxénétisme peuvent déclencher les mécanismes d’exclusion. Le modèle de l’administration respectable est atteint dans tous ces cas par le comportement de l’agent jugé transgressif. 

En dépit des évolutions, la limite existe bien toujours et la transgression qui choque sera sanctionnée si elle est susceptible d’avoir des répercussions sur le service public. 

2. Les excès verbaux (et/ou) de comportement :
Injures, allégations, diffamations, discours ou gestes excessifs, violents, sont au cœur de la notion de réserve. L’idée sous-jacente, au demeurant très libérale, c’est que l’agent public, comme tout citoyen, dispose de sa liberté d’opinion/expression et devrait pouvoir tout dire – ou presque – mais pas n’importe comment. 

Des propos excessifs, surtout dans des médias populaires, seront considérés par les autorités publiques comme incompatibles avec les devoirs de l’agent et le bon fonctionnement du service. Les personnes qui ne partagent pas les opinions exprimées par l’agent pourraient craindre un traitement discriminatoire et on est là très proche du devoir de neutralité qui interdit notamment aux agents le port de tout signe distinctif, politique ou religieux

Parfois le juge administratif estime que, bien que les propos ne soient pas excessifs, c’est le fait de les avoir ébruités hors du service qui suffit à caractériser la faute ( ce qui revient à « laver son linge sale en famille ») : on est alors très proche de la discrétion professionnelle qui interdit à l’agent d’évoquer des faits dont il a connaissance dans son service. 

Dans ce registre très classique de la transgression on peut noter l’apparition et le développement récent de la notion de harcèlement moral dont l’absence de définition légale a souvent été dénoncée en doctrine. Dans les cas où c’est l’ensemble du comportement d’un agent qui finit par indisposer ou même bloquer un service, les mesures de mise à l’écart qui peuvent être prises à l’encontre de celui ci sont parfois justifiées par le manquement au devoir de réserve. L’absence de définition précise de la dite réserve en fait une notion « attrape-tout » qui permet, dans des cas limites, de sanctionner un ensemble d’attitudes par un mécanisme d’exclusion. 

3. Les critiques sur l’inadaptation du service public :
Ce sont les cas les plus intéressants pour la science administrative : ces déclarations émanent d’agents généralement très bien notés, très motivés, souvent de haut niveau, appréciés jusque là par leur hiérarchie et qui dénoncent des cas de « maladministration». 

Ils sont amenés à transgresser, au nom d’une conception élevée du service public, des directives jugées par eux incorrectes, voire entachées d’arbitraire politique ou de complaisances douteuses en remettant en cause une conception mécanique de l’obéissance hiérarchique. 

Le contrôle du caractère disproportionné de la sanction n’est pas une nouveauté mais, dans ce type d’affaires, la Haute assemblée semble y recourir pour éviter que la notion de réserve ne soit utilisée trop facilement pour des règlements de compte purement politiques sur la scène médiatique. 

De tels agents recherchent en effet l’appui de l’opinion publique pour expliquer en quoi ce qu’on leur demande d’appliquer est contraire à l’intérêt général (à la justice lorsqu’il s’agit de magistrats) et à la conception qu’ils se font de leur déontologie. 

Lorsque ces agents sont amenés à critiquer les choix des gouvernants, on rejoint les hypothèses évoquées infra et l’affaire prend un tour politique, ce qui n’était pas l’intention de l’agent qui n’avait pas une démarche de militant. 

4. Les manifestations d’opposition à la politique du gouvernement :
C’est évidemment un grand classique et un bon indicateur du niveau réel de tolérance ou d’autoritarisme des gouvernants qui ont tendance à considérer que les agents doivent penser comme ceux qui les paient. Les premières affaires ont concerné des magistrats légitimistes blâmés pour ne pas avoir accepté l’autorité de Louis-Philippe ; les magistrats royalistes, qui semblent avoir bien supporté le rétablissement de l’Empire, referont parler d’eux sous la III° République. Cette dernière est bonne fille qui n’inflige qu’un simple blâme au Président du Tribunal d’Orange qui détruisit les lanternes tricolores de son tribunal un soir de 14 juillet. 
Plus tard les menées anarchistes seront poursuivies, dans la presse comme chez les agents publics. 

La guerre froide et l’exclusion des ministres communistes du gouvernement Ramadier désignent les nouveaux adversaires : désormais ce sont les militants du « parti de l’étranger » qui seront écartés des services publics. 

Après 1968 des mesures d’exclusion viseront des enseignants non titulaires au comportement jugé non conformiste (G. Pompidou dira qu’il fallait se séparer de ceux qui confondraient leur chaire avec une tribune politique). 

A la même époque le développement du syndicalisme dans la magistrature entraînera des sanctions à l’encontre de magistrats qui entendaient mener une réflexion critique sur leurs pratiques professionnelles. 

Ces types de « transgression » politique qui touchent aussi d’autres corps devaient nettement se raréfier après l’alternance de 1981, d’autant qu’elle sera suivie d’autres alternances à chacune des consultations nationales pendant deux décennies : tous les deux ou tous les cinq ans le pouvoir change de mains et l’on mesure la vanité de poursuivre ceux qui, opposants d’aujourd’hui, seront la majorité de demain. 

Dans la haute fonction publique, et notamment au Conseil d’Etat, on assiste alors à des chassés-croisés répétés : les battus retournent dans leur corps d’origine où ils remplacent ceux qui, liés aux vainqueurs, vont peupler les postes de responsabilité et les cabinets ministériels…jusqu’à la prochaine échéance. 

Mais les choses changent en l’absence d’alternance depuis 2002 ; le quinquennat et la priorité donnée à l’élection présidentielle aggravent la « présidentialisation du régime ». 

III – L’exigence du loyalisme présidentiel et la nature du régime
Les régimes autoritaires (restaurations, empires, Vichy) reposaient sur le recrutement par favoritisme et l’exigence du loyalisme ; à l’inverse, la tradition républicaine repose, en principe, sur le recrutement par concours, le système de carrière et postule une certaine neutralité de l’administration : pas de système des dépouilles et séparation entre le parti majoritaire et l’Etat.

La V°République en ce début de XXI° siècle semble marquer un retour en arrière qui génère la résurgence des transgressions. 
Dans les années soixante-dix, les affaires de réserve ont été le révélateur d’une administration secrète, centralisée, autoritaire, qui ne pouvait communiquer, dans un contexte d’absence d’alternance politique. Ces affaires ont eu tendance à se raréfier pendant les deux décennies suivantes marquées par les alternances, comme on l’a vu. 

Les transgressions sanctionnées réapparaissent actuellement et se développent dans une situation désormais marquée par une grave crise économique qui voit les inégalités exploser et les moyens des services publics (de « l’Etat-providence ») se réduire comme peau de chagrin. 

Elles s’inscrivent dans le contexte d’un présidentialisme exacerbé jusqu’en 2012 (et même après !) où le Chef de l’Etat entend revendiquer la paternité de toutes les décisions, ce qui, en cas de résistance des agents, se traduit par des mesures rapides et marquées par l’intolérance

Ceux qui critiquent la situation des services publics ou le fonctionnement de la justice ou la sécurité mettent ainsi en cause, même sans l’avoir voulu, celui qui se veut le seul décideur et le seul responsable des « réformes » en cours. 

On assiste depuis quelques années à une remise en cause des principes sur lesquels reposait la fonction publique : le statut, synonyme de sécurité de l’emploi est critiqué par le chef de l’Etat ; on ne cesse d’élargir le champ des recrutements discrétionnaires par le recours aux contractuels, les recrutements au tour extérieur font l’objet de choix purement politiques, sans considération de professionnalisme, comme les emplois à la discrétion. Le discours officiel met en parallèle la nécessité de supprimer les postes de fonctionnaires tout en glorifiant le secteur privé, le management, la rentabilité (dans l’affaire d’Outreau, désastre judiciaire sans précédent, on se souvient que le jeune juge d’instruction était très bien noté, tant il était performant pour traiter les dossiers…). 

Les valeurs républicaines, c’est aussi le refus de mettre en cause certains grands corps de l’Etat. Depuis quelques années c’est pourtant un domaine de prédilection du discours présidentiel qui ne cesse de stigmatiser les responsables de l’ordre public, comme s’il fallait désigner à l’opinion publique des responsables de l’échec de sa propre politique sécuritaire. Cette exploitation politicienne des faits divers peut être qualifiée de populisme pénal. Elle consiste à jeter en pâture à l’opinion publique des agents ou des corps réputés laxistes ou incapables. Sont donc particulièrement visés les magistrats, préfets et commissaires, et tout spécialement ceux qui font preuve d’indépendance et de professionnalisme ; on note d’ailleurs une tendance à remplacer des préfets de carrière, issus de l’ENA, par des policiers réputés très performants au plan sécuritaire (ce que permet le décret du 16 fév.2009). 

Dans la magistrature la volonté de supprimer le juge d’instruction, le discrédit jeté sur les juges indépendants, la mise à l’écart de magistrats dans des dossiers sensibles va de pair avec la vassalisation des membres du parquet. 

Les nominations aux plus hauts postes, même dans le secteur des médias ou de la culture, démontrent que la proximité du président l’emporte sur toute autre considération et, notamment, d’expérience ou de qualification. 
Au-delà des personnes visées, le malaise finit par toucher des corps entiers. 

Un signe de ce malaise est l’utilisation des services secrets pour identifier l’origine des révélations dans la presse : on se souvient qu’en 1973 la pose de micros au Canard enchaîné visait à découvrir les hauts fonctionnaires qui révélaient des malversations ; dans l’affaire Woerth-Bettencourt, le responsable de ces services secrets M. Squarcini, est mis en examen pour avoir espionné un journaliste du Monde, en dépit de la loi sur le secret des sources, alors même que ce haut fonctionnaire n’a fait qu’obéir aux directives de l’Elysée. Il en va de même pour le Procureur Courroye qui, cité dans certains enregistrements, ne s’est pas déporté et s’est opposé à l’ouverture d’une instruction par un juge indépendant. 
Peut-on espérer que, cette fois-ci, l’affaire ne se terminera pas par un non-lieu comme dans l’affaire du Canard enchaîné au bout de sept ans ? 

La transgression dans la fonction publique fait resurgir chez les dirigeants des réactions traditionnelles mais que l’on croyait disparues à jamais, comme sous les régimes autoritaires qui naguère imposaient, sous couvert de réserve, un loyalisme, une fidélité à la personne du chef de l’Etat attestée par le serment. 

Avec le présidentialisme absolu, l’essentiel semble être la fidélité au Président : tous les emplois qui comptent ne sont octroyés et maintenus que par lui et selon son bon plaisir (et celui de ses proches collaborateurs, jusqu’à ce qu’eux-mêmes soient remerciés comme des laquais). On semble revenu à la conception patrimoniale des emplois que la Révolution avait entendu supprimer en proclamant l’égale admissibilité aux emplois publics. En tout cas les emplois supérieurs ne peuvent plus être qualifiés d’emplois à la discrétion du gouvernement du fait de l’effacement du « premier »ministre et de la vassalisation des ministres : le réalisme impose de parler d’emplois à la discrétion du Président. 

Est-il possible de concilier le système de carrière et nos principes libéraux et républicains avec la soumission et l’esprit de Cour qu’implique le loyalisme présidentiel ? 

Nous assistons à l’extension considérable d’un système des dépouilles à la française. Mesure-t-on la gravité des conséquences d’une telle politisation en l’absence des garanties d’équilibre d’un véritable régime présidentiel, comme aux Etats-Unis ? 

Quel autre régime occidental présente à la fois une telle concentration des pouvoirs et une telle faiblesse des contre-pouvoirs, un tel arbitraire dans les nominations générant de tels conflits d’intérêts, une telle « confusion entre le pouvoir, les médias et la commande publique » ? 

Si tout dépend d’un homme pendant cinq ans, de ses nominations, de ses ordres, de ses révocations et de ses humeurs, il n’est même plus nécessaire d’exiger, comme naguère, le serment de fidélité à la personne du chef de l’Etat. Quant au crime de lèse-majesté, on peut compter sur l’empressement de procureurs dévoués pour requérir les poursuites qui s’imposent au nom de l’outrage ou de l’offense faite à celui qui, constitutionnellement, ne relève plus des tribunaux pendant son règne, mais peut y recourir, selon son bon plaisir. 

Michel Reydellet, Maître de conférences Université du Sud-Toulon Var

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