Après des siècles de frigidité, d'ailleurs assez relative, l'Occident s'était peu à peu libéré de sa morale religieuse et de sa pudibonderie sociale. On considère généralement que c'est une chose heureuse. D'un certain point de vue, pourtant, la multiplication des rencontres sexuelles qui en a découlé a été une véritable "catastrophe humaine", dont le signe le plus évident est la dissolution des dernières barricades protégeant l'individu du marché, à savoir le couple, et dans une moindre mesure, la famille. Mais le plus étonnant est que cette libération progressive ne lui a pas permis, comme on aurait pu le croire, de sortir de la frustration, le plaçant au contraire devant le spectacle de sa propre impuissance à répondre à l'accroissement de ses désirs - c'était, d'après ce que j'avais compris, le thème des romans de Martin.
J'ai alors repensé à son regard, deux jours auparavant, lorsque nous étions sortis de l'Egyptian Night et que les deux filles l'avaient envoyer chier : j'avais clairement vu une sorte de haine, non pas contre elles en particulier, comme je l'ai déjà dit, mais contre l'humanité toute entière. Et ce même regard, en sortant du bar, au petit matin : un regard d'assassin. A cet instant, j'avais eu la conviction qu'il aurait pu sans problème se lancer dans la carrière du meurtre. Si Martin avait rencontré, en écrivant, une certaine notoriété, c'était essentiellement parce qu'il avait contribué, avec d'autres, à définir la nouvelle société de marché dans laquelle l'Occident était entré pour se transformer progressivement en un espace où l'ensemble des rapports humains répondait à des exigences de nouveauté, d'attractivité et de rentabilité. Cette configuration concernait toutes les relations humaines sans exception ; Martin, lui, s'était essentiellement intéressé à leur dimension sexuelle. Sur ce marché, chaque individu, en perpétuel espoir de rencontres érotiques, avait une valeur propre, et finalement assez objective. Il s'agissait en fait, dans un système de transactions, d'une valeur d'échange. La sienne n'était pas très élevée, à ses yeux en tout cas. C'était sans doute ce qu'il avait voulu me dire, dans ce bar, la veille, quand il m'avait parlé avec émotion du dégoût qu'il ressentait pour lui-même.
Florian Zeller, La fascination du pire