Les hussards n'existaient pas ; Bernard Frank les avait inventés. Preuve par l'absurde : des échotiers polémistes, à moins que ce ne fussent des polémistes échotiers, racontaient qu'ils réunissaient chaque semaine leur comité central au siège du négoce politico-éditorial de Roland Laudenbach ; alors pourquoi La Table Ronde, après disparition de Frémanger, leur première maison d'accueil, leur unique maison commune, ne fut-elle pas fichue de les rassembler, les laissant s'égailler selon la fantaisie de leur humeur ou l'opportunité de leur intérêt, Laurent chez Grasset, Nimier chez Gallimard, Déon chez Plon, ne réussissant qu'à s'attacher le seul Blondin ?
On rendit service à la fable, reçue comme parole d'évangile, en atténuant son invraisemblance. Les mousquetaires de Dumas étaient quatre. Pourquoi les hussards de Frank ne le seraient-ils pas aussi ? On ne pouvait faire moins. Le renfort de Michel Déon fut le bienvenu. Après le trio, le quatuor.
Déon se plaignit d'y avoir été embrigadé. Puisque la légende prenait corps, qu'elle était déjà une référence et qu'elle serait demain l'une des têtes de chapitre des historiens de la littérature, il avait tort, me semblait-il, de s'offusquer. La mise en scène de la chronique parisienne lui confiait un rôle qu'il n'avait pas brigué. Autant le tenir, il irait bien au teint du jeune homme vert.
Je suis entré en Déonie dès que l'accès en fut autorisé. C'était, il y a un demi-siècle. Je ne veux jamais l'oublier prolongeait pour moi l'incantation de Comme le temps passe. Un roman rose dans une période noire, le retour du romanesque rejeté par les tyranneaux de l'engagement. Le bonheur redevenait une idée neuve, l'apprentissage amoureux un legs de la civilisation, le voyage l'art de la flânerie. Se dessinait la carte du tendre de ma patrie littéraire.
Mon enthousiasme se partageait mal, et peu. Le manuscrit de Je ne veux jamais l'oublier avait traîné entre plusieurs maisons d'édition. Son parcours du combattant s'acheva par hasard. Le hasard portait le nom de Jean Variot qui l'aima et le défendit. Les premiers lecteurs de Déon manquèrent de clairvoyance, professionnels qui ne savaient pas lire ce qui serait lu par des milliers d'amateurs. Les critiques à la mode furent dans le même cas ; ils disaient la mode, ce qui les empêchait en critiques littéraires de dire le goût. Le livre paru, la rengaine ne se lassa pas : c'est une romance, la tradition de René Boylesve, le pittoresque sous ses couleurs fades et factices, le tourisme élégiaque, une Italie de cartes postales avec des paysages de Baedeker, le ciel trop bleu, la rade trop ronde, la lumière trop douce, les femmes trop mystérieuses, les soupirants trop alanguis, rien que les défauts d'un écrivain englué dans les ornières d'un passé sans avenir. Lorsqu'elle décochait la perfidie de son carquois, les flèches étaient plus empoisonnées : il ne gêne personne ce Déon, ni Nimier, ni Laurent, ni Blondin, moins brillant qu'eux, moins doué, plus discret, presque effacé, en somme le plus grognard des hussards.
Déon prenait ses distances en prenant des vacances sentimentales. Roman à double fond, une manière feutrée et allusive, une polémique dissimulée comme le dessin dans le tapis de Henry James : le bonheur, mais piégé ; l'Italie traitée comme un pastel, mais refuge du désenchantement d'un exilé français. Déon commençait son enquête de reconnaissance qui allait le mener en Grèce, au Portugal, en Irlande, partout où subsistaient les vestiges de l'Europe ancestrale. Tout l'amour du monde : l'amour du monde menacé de se perdre. Non la complaisance d'un ami du genre humain au cœur innombrable, mais la rigueur d'un esprit juste, y compris dans sa prescience de l'avenir, une rectitude dans sa tendresse virile, un retrait, une retraite, Noé et ses arches. Ce qui, échappant à la folie égalitaire et au saccage du mercantilisme, avait survécu de la fleur d'une civilisation : l'île (berceau des dieux d'autrefois) pour quelques-uns (fils de roi, détenteurs des clefs du royaume oublié) ; la marche du soleil rythmait sans hâte les travaux et les jours. Sur mon continent régenté par la loi du nombre et réglementé par le temps de l'horloge du contremaître, j'étais ébahi. Il y avait encore des paradis. Rivé à ma tâche quotidienne, je rêvais à l'île lointaine et inaccessible. Mon imaginaire voguait vers elle, embarqué sur les livres de Michel Déon, n'emportant pas une valise vide. Un bréviaire m'avait été offert, je le réciterais et je prierais le bonheur avec l'assurance d'être exaucé. Je ne m'installerais pas à Spetsai, touriste d'été, non nomade sédentaire, mais j'en serais citoyen d'honneur. Ce que je désirais s'accomplirait. Ce que je voulais, je le recevrais. L'esprit de l'île m'habiterait.
Pol Vandromme, Bivouacs d'un hussard