Le conformisme de la société de masse frappe tout objecteur de croissance, sommé de se justifier quand il déclare ne pas posséder d'abrutisseur télévisuel ou de carrosse à moteur. Nos désirs, nos modes de vie, nos sélections de marchandises sont largement déterminés par les autres. L'industrie publicitaire profite de ce mimétisme et le suscite pour imposer des biens de consommation comme incontournables.
"Extéro-conditionnement" : ce mot qui semble barbare vient d'un livre qui a eu un impact assez fort sur le mouvement écologiste, chez les situationnistes, Gorz, Sartre et sans doute bien d'autres encore. Le terme est utilisé par l'étasunien David Riesman, dans La Foule solitaire (1952), publié en français et introduit par Edgar Morin en 1964. Chez cet auteur, ce terme qualifie le "caractère social" propre aux sociétés de consommation. L'analyse est assez classique : aux sociétés traditionnelles où domine un caractère social déterminé par la tradition (mobilité sociale faible, peu de perspectives, etc.) succède un caractère social "intro-déterminé" (mobilité sociale forte mais exigences individuelles fortes, famille sévère, valeur travail, matérialisme) puis "extéro-déterminé" : identité très ouverte, se déterminant par rapport aux autres de manière directe ou médiate (via les mass media), rapport de consommation au politique, etc.
Acheter comme les autres
Chez Sartre puis chez Gorz le terme prend un sens assez différent. L'extéro-conditionnement consiste à fasciner chaque individu par un faux-semblant, en lui donnant à voir une représentation fausse de ce que pensent ses semblables. Le publicitaire, par exemple, est celui qui donne à l'individu une représentation de son milieu, à laquelle l'individu seul n'a pas accès, étant isolé. C'est ainsi qu'il influence son comportement. Sartre prend l'exemple apparemment surprenant qu'une émission de radio qui se contente de classer les ventes de disques dans un ordre hiérarchique aie pour conséquence de faire augmenter les volumes vendus. L'extéro-conditionnement explique un tel phénomène. Personne ou presque n'achète le disque classé numéro un uniquement parce qu'il est numéro un, mais le classement produit un "milieu astringent" qui oriente statistiquement les décisions, de manière latérale. Un grand nombre d'individus estimeront, pour diverses raisons, qu'il est digne d'être écouté, puisque les autres l'écoutent (semble-t-il), etc., ainsi le disque se trouvera-t-il être "élu". Parler du Goncourt, du disque de l'année, même si c'est pour s'en moquer, le met au cœur des conversations : il capte l'attention. Le publicitaire apprend à la série des individus ce qu'ils font, et par là il oriente ses pratiques. L'indicateur choisi joue un rôle clé, par ce qu'il donne à voir et surtout par ce qu'il occulte, de la série et de son monde. Si le titre numéro un était présenté comme ne totalisant que 5% des ventes, il apparaîtrait alors comme une exception sans signification. Le fait de ne présenter que le classement des "meilleures ventes" le classe "numéro un" et par là lui donne une aura incontournable. Le classement et sa médiatisation massive dit au non-acheteur qu'un mouvement est en cours et qu'il n'y participe pas. Il lui signifie son exil. Celui qui a acheté le disque classé en 50ème position se sent un peu exclu. D'autant que ce disque est rapidement mis hors compétition...
Le désir colonisé
C'est une véritable théorie de la souveraineté que Sartre élabore, au travers de cette analyse du marché. Il n'y a jamais de mécontentement populaire puisqu'un tel comportement est un comportement de groupe, or il n'y a que des séries d'individus isolés, qui n'ont jamais le temps de se concerter entre eux pour définir en commun ce que seraient les procédures permettant de satisfaire leurs véritables désirs. Le révolté se trouve fatalement confronté à la passivité des autres. Pris un a un, les individus peuvent se dire d'accord avec le révolté. Oui, le titre classé numéro un est très mauvais. Mais en même temps chacun sera tenté de participer, même si cela ne répond pas à ses besoins, ne serait-ce que pour essayer de changer cet ordre dans lequel il ne se reconnaît pas. Pour changer les choses les individus doivent d'abord les reconnaître, donc accréditer leur existence. Pour changer les choses en profondeur, les individus doivent se regrouper, ne pas passer par la pub ou les médias, pour savoir ce qu'ils désirent collectivement, afin de produire une synthèse originale, différente de celle que les autorités leur donnent à voir. Or c'est précisément ce que refuse le marché, ou le vote, au nom de la "démocratie". L'économie néoclassique prétend en effet que les individus doivent être rigoureusement atomisés. Pour le bien de chacun naturellement, des fois que le désir soit influencé par des éléments perturbateurs. Du coup nous ne parlons pas de nos désirs, nous en parlons en nous référant à ce tiers médiateur qu'est le marché, le publicitaire, or c'est celui qui nous manipule. Dans la théorie économique néoclassique, les hypothèses de communication et d'information parfaite jouent un rôle majeur, en écartant de l'analyse l'asymétrie qui existe entre les acteurs en termes d'information et de communication. Parmi les producteurs certains ont une puissance médiatique colossale par rapport à d'autres. Le consommateur est quant à lui prié d'être le plus faible possible, puisqu'il doit être "atomisé", par hypothèse, pour que le marché réponde adéquatement à ses besoins...
La Décroissance N°97