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Dominique Venner et la mort volontaire : un aspiration élevée à l'honneur et à la dignité ?

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Pauline Lecomte : Selon vous, l'attitude devant la mort distingue et juge un homme. La mort volontaire, manifestation extrême du stoïcisme romain, traduirait-elle une aspiration élevée à l'honneur et à la dignité ? 
Dominique Venner : Au regard des convictions, des préjugés et de la sensibilité, chacun est partagé devant le mystère du suicide qui, sauf circonstances historiques hors du commun, reste toujours exceptionnel. Celui de l'écrivain japonais Mishima, le 25 novembre 1970, se voulait une protestation contre l'indignité où avait sombré son pays. Il n'a pas le même sens que le suicide de désespoir de Stefan Zweig et de sa femme en 1942, lors de leur exil brésilien, alors qu'ils désespéraient de leur avenir et de celui du monde. Pourtant le second inspire plus que de la compassion. La mort est l'issue obligée de toute vie. Nul n'y échappe. D'où vient alors que l'on se sente souvent saisi de respect ou d'effroi quand celui qui meurt le fait volontairement ? Le désespoir est le motif souvent invoqué, mais il en est d'autres, comme pour Caton ou Mishima.
     En certaines situations extrêmes, nous associons spontanément le suicide à une exigence d'honneur. Ainsi est-il difficile de ne pas éprouver de l'estime pour l'amiral von Friedeburg, dernier commandant en chef de la Kriegsmarine, qui s'est donné la mort pour sauver sa dignité après avoir rempli la tragique obligation de signer la capitulation de son pays en 1945. On peut s'étonner en revanche qu'à Dien Bien Phu, le commandant du camp retranché ne se soit pas suicidé à l'instant de la reddition.
     En 1945, des horreurs effroyables et massives contre les populations civiles allemandes furent perpétrées par l'invasion des troupes soviétiques en Poméranie et en Prusse orientale. Elles provoquèrent un nombre incalculable de suicides dans la population allemande. Le Journal de Guerre d'Ernst Jünger en a laissé la trace : "Nous avons connu une suite de jours que chacun a dû traverser comme une grille mortelle, qui s'imprimera plus qu'aucune autre de notre histoire dans le souvenir. Cela m'a frappé une fois de plus chez Gerhardt Günther, qui m'a raconté la nuit d'épouvante passée par lui, quand les Russes arrivèrent. Ils s'étaient enfuis hors du château d'une propriété poméranienne, dans une fosse creusée au milieu d'une clairière. Les coups de feu en fouettaient les alentours comme dans une battue, cependant qu'on entendait de la ferme du domaine hurler les femmes, et qu'on voyait la lueur des flammes. La maîtresse du domaine, une jeune femme de trente ans, tua toute sa nombreuse famille, son vieux père aussi bien que ses enfants, au moyen de piqûres de morphine, puis se tira une balle dans la tête. Ces lieux ne portent pas de nom, car nous en avons de pareils par milliers."
     Cette jeune femme qu'évoque Jünger était-elle préparée à une telle épreuve ? Dans l'Allemagne de ces années terribles, il en allait comme dans le Japon des samouraï. "Il est nécessaire de se préparer à la mort matin et soir et jour après jour", lit-on dans le Hagakuré. Pourquoi cette obligation des samouraï ? Parce que, répond le Hagakuré, la peur et la mort rend lâche et dispose à l'esclavage.

P.L. : Ce sont là des cas limites, dans d'effroyables circonstances de guerres et de massacres. Peut-on en tirer des conclusions d'ordre général ? 
D.V. : Je viens de rappeler que dans l'ancienne tradition européenne, avant Platon, le suicide était honoré autant que par les samouraï japonais. Ceux qui mettaient volontairement fin à leurs jours étaient fidèles à la philosophie stoïcienne, qui enseignait de mourir si la vie ne valait plus d'être vécue. Ils rappelaient que la mort volontaire est un privilège humain refusé aux dieux : "Même Dieu ne peut tout, disait Pline l'Ancien, il ne peut se donner la mort quand même il le voudrait, le plus beau privilège accordé à l'homme au milieu des maux de la vie." Des exemples féminins ne sont pas rares au-delà de la légendaire Lucrèce. On pense à Servilia, épouse de Lepidius, ou Arria qui encouragea son mari Paetus en se plantant un stylet dans la poitrine, puis lui tendit le poignard sanglant avec ces mots : "Paete non dolet" (Paetus, ça ne fait pas mal). Ces exemples montrent que les Romaines cultivaient, à l'égal des patriciens, un sens élevé de la dignité, du courage et du devoir.
     Bien que de façon plus distante, l'Antiquité grecque avant Platon avait également justifié la mort volontaire, à condition de prendre conscience de soi comme absolument libre. Elle l'avait justifié de façon implicite, en la personne d'Achille, héros par excellence de l'Iliade, qui avait choisi en connaissance de cause une vie courte et glorieuse plutôt qu'une existence longue et médiocre. Et c'est par un véritable suicide que le grand Ajax effaça le déshonneur d'avoir cédé un instant à une conduite honteuse. Dans Œdipe Roi, Sophocle justifie plusieurs suicides des proches du roi de Thèbes. Le philosophe et poète Empédocle, l'un des plus grands avant Socrate, est resté célèbre pour s'être jeté dans le cratère de l'Etna en 435 avant notre ère, geste célébré par Hölderlin. Pour rester dans le monde antique, on sait que les Gaulois ont pratiqué le suicide à l'égal des Romains pour échapper aux conséquences d'une défaite militaire, c'est-à-dire l'esclavage. Les exemples sont nombreux dans leur histoire, celui du Brennus de l'expédition grecque, comme celui des guerriers de Numance qui choisirent de se donner la mort plutôt que de subir la défaite, la captivité et l'esclavage. A l'inverse, Platon, esprit abstrait et moralisateur, développa l'argument métaphysique de l'effacement de la souveraineté personnelle devant celle d'un Bien idéal, plus tard appelé Dieu. "Nous sommes dans une espèce de garderie dont on n'a pas le droit de se libérer soi-même", fait-il dire à Socrate dans le Phédon. Ainsi transforme-t-il l'homme libre en esclave au nom d'une spéculation métaphysique. Les divinités d'Homère, qui savaient haïr, aimer, rire, pleurer, et qui insufflaient de la vie, étaient priées de s'effacer devant la perfection d'un absolu imaginaire. La spéculation métaphysique tenait de supplanter le monde sensible et la poésie. Cette interprétation fut reprise et développée par saint Augustin. Il fallut longtemps pour qu'une certaine tolérance fût introduite de nouveau à partir de la Renaissance, quand on redécouvrit le stoïcisme et les exemples romains. Lucas Cranach put alors peindre ses portraits de Lucrèce se plongeant un stylet dans le sein pour échapper au déshonneur d'une faute qu'elle n'avait pas commise, et Montaigne pouvait de nouveau admirer Caton.
     Entre-temps, les duels d'honneur de la noblesse d'épée avaient manifesté la permanence de la fidélité à la souveraineté de soi.

Le choc de l'histoire, Dominique Venner

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