Comme l'accord sur les sous-marins, la vente des frégates fut conclue sous la présidence de François Mitterrand et le gouvernement d’Édouard Balladur. Dans les deux cas, d'énormes commissions étaient destinées à des intermédiaires introduits par le cabinet du ministre de la Défense de l'époque, François Léotard. Ce sont ces versements que Jacques Chirac fit bloquer après son installation à l'Elysée, en 1995, parce qu'il suspectait un financement occulte du camp balladurien.
Les documents révélés par Le Point attestent qu'au début de 1997 - date à laquelle les commissions furent effectivement interrompues -, les deux intermédiaires suspects, le Libanais Ziad Takieddine et e Syrien Abdul Rahman el-Assir, étaient censés percevoir, sur le seul contrat Sawari, un montant colossal : 751 et 648 millions de francs (soit 212 millions d'euros au total). Les fonds devaient transiter par les comptes de deux sociétés-écrans : Estar Limited (Tortola) et Rabor Anstalt (Liechtenstein).
Les mêmes archives montrent que le duo d'hommes d'affaires - baptisé "réseau K" - revendiquait un pourcentage sur l'ensemble des contrats militaires en cours avec l'Arabie saoudite, ce qui représentait alors un montant total de 942 millions de francs pour Estar et de 949 millions de francs pour Rabor. Soit, au total, un incroyable pactole de 288 millions d'euros !
Dernier détail stupéfiant : il ressort que le veto chiraquien ne fut pas totalement efficace. Quand Paris et Riyad se sont accordés pour fermer le robinet des commissions, le "réseau K" avait déjà encaissé 352 millions de francs (53 millions d'euros)... Nul ne sait ce que cet argent est devenu depuis. Mais, si l'on ajoute cette somme aux 33 millions d'euros perçus par les mêmes hommes en marge du contrat pakistanais - ainsi que la justice l'a établi -, on comprend mieux que Dominique de Villepin ait pu assurer aux journalistes du site Mediapart avoir entendu Jacques Chirac évoquer à cette époque un "trésor de Balladur".
Au magistrat qui l'interrogeait, Villepin a expliqué que le nouveau président avait été alerté par "de hautes personnalités étrangères" sur des "pratiques contestables" liées aux grands contrats d'équipements militaires.
Dans sa déposition, Villepin assure avoir eu connaissance d'extraits des écoutes : "Dans les noms évoqués, il y avait à la fois des ministres et des membres de l'entourage des ministres". Mais il prétend, contre toute évidence, ignorer de qui il s'agissait.
les conclusions tirées par la DGSE de ces "vérifications" auraient confirmé "les très forts soupçons qui existaient de commissions illégitimes, voire de rétrocommissions" sur les contrats pakistanais (Agosta) et saoudien (Sawari). Il n'existait aucune preuve formelle, souligne-t-il, mais c'était assez pour que l'Elysée décide, en 1996, d'interrompre le flux des commissions. L'ordre est alors transmis aux dirigeants de DCN, le constructeur de navires, et à la Sofresa (Société française d'exportation de systèmes d'armement), la structure spécialement chargée du suivi des grands contrats avec l'Arabie saoudite.
Le PDG de la Sofresa, Michel Mazens, est un proche du pouvoir chiraquien. Nommé à la place de Jacques Douffiagues, fidèle de Léotard, il a été mis d'emblée dans la confidence. Sur la recommandation de l'Elysée, il mandate un autre familier des réseaux chiraquiens, Frédéric Bauer, ancien policier rompu aux missions délicates, pour dissuader Takieddine et El-Assir de réclamer leur argent. Dans son chalet de Gstaad, en Suisse, El-Assir vit deux balles se ficher dans son miroir pendant qu'il se rasait. A Paris, la Mercedes de Takieddine reçut un autre projectile. On lui adressa un descriptif de l'emploi du temps de son fils, de l'école jusqu'au magasin de jouets où il s'était rendu. Une équipe issue des services secrets, avait, semble-t-il, été mobilisée pour cette opération.