" Diên Biên Phu tomba parce qu'il ne pouvait pas en être autrement. Notre commandant, la Puce, allait répétant partout : "Vous voyez que j'avais raison." Mais ça ne nous guérissait pas du mal que nous avions aux tripes. Les soldats, quand ils sont jeunes, n'aiment pas la défaite. Vieux, ils en font parfois leurs choux gras.
"Un soir, à Nha-Trang, dans un restaurant qui se trouve près de la pointe et que tenait un ancien légionnaire, la Puce nous présenta un de ses amis de passage qui avait été conseiller économique du Haut-Commissariat. Puis il s'était occupé de colonies militaires sur les Hauts Plateaux montagnards. Maintenant, il travaillait comme expert aux Nations Unies. Maigre, le nez fort, la voix sèche, rien à foutre de personne. C'est ce qui me plaisait en lui :
"- Une révolution, nous dit-il, reste encore la seule manière de ramener un semblant de raison dans un monde de déraison, de tailler dans cette pourriture, d'enrayer cette décomposition sans grandeur d'une civilisation qui avait cependant ses mérites. Seule, elle peut rendre l'espoir à notre univers désespéré. La preuve qu'il est totalement désespéré, ce sont les héros qu'il s'est donnés : les cosmonautes, conquérants du vide, robots téléguidés de la Terre par des computeurs, ou bien ces désaxés, explorateurs gluants de l'ignoble et de l'indécis."
"Il nous dit encore :
"- Le changement est plus nécessaire que l'ordre, car c'est toujours dans l'ordre et au nom de l'ordre que se figent les systèmes et se commettent les injustices.
"C'est pour cette raison que nous autres, hommes d'une certaine tradition, nous ne pouvons être que tentés par tous les révolutionnaires. Qu'est-ce qu'un révolutionnaire ? Celui qui veut empêcher le monde de s'endormir repu, gavé, et toujours affamé, comme certains malades ; celui qui refuse que ce monde se limite à une simple société de consommation.
"Mais il existe un danger : beaucoup de ceux qui se disent révolutionnaire ne cherchent qu'à remplacer une oppression par une autre et cela pour leur plus grande vanité ou leur intérêt personnel... ou encore parce qu'ils sont fous, fous d'absolu et qu'ils veulent ignorer ce qu'est l'homme non point idée, mais créature de chair et de sang, de grandeur et de faiblesse."
"Je vous répète à peu près ce qu'il a dit, peut-être pas exactement dans les mêmes termes ; je ne crois pas trahir sa pensée. Elle répondait trop bien à certaines questions que je me posais pour ne pas m'en souvenir.
"J'étais naïf et j'ai demandé à la Puce s'il était communiste. Il m'a dit que c'était tout le contraire. Comme quoi il y a une langue du changement et une autre de l'immobilité."
Jean Lartéguy, Tout homme est une guerre civile