Dans son livre L'humanité augmentée (L'Echappée, 2013), Éric Sadin, qui alterne ouvrages littéraires et théoriques, explique comment les machines nous marginalisent en prenant de plus en plus de décisions à notre place. Une véritable administration numérique du monde s'installe.
Vous défendez l'idée que la révolution numérique est en passe de s'achever. En quoi cette révolution a-t-elle consisté ?
Ce qu'on nomme "révolution numérique" est postérieure à l'élaboration des premiers ordinateurs et même à leur première diffusion au sein des espaces de travail. C'est la généralisation d'usages personnels d'objets électroniques qui marque l'avènement de ce large mouvement historique, que l'on peut début des années 1980, par l'introduction des PC au sein des foyers et l'apparition des premiers CD, engageant le processus de la numérisation du son, après celle déjà entamée de l'écrit et avant celle de l'image fixe et animée. S'opère alors une conjonction de facteurs qui vont favoriser de nombreux bouleversements : expansion de l'usage de l'informatique dans la gestion des entreprises, généralisation des pratiques individuelles, extension du numérique à des objets de plus en plus étendus du quotidien, augmentation des puissances de calculs et de stockages, réduction des coûts, aisance ergonomique, et enfin surgissement d'un "nouvel eldorado économique" dans les consciences individuelles. Autant de facteurs croisés qui n'ont cessé de s'affirmer et de se potentialiser entre eux, contribuant à modifier de part en part l'état de nos sociétés.
Environnement, qui au milieu des années 1990, connut un brusque "seuil d'accélération" par le fait du croisement en voie d'universalisation, entre le numérique et les réseaux de télécommunication, Internet représentant le protocole le plus emblématique issu de cette conjonction, contribuant, à instaurer de nouvelles conditions d'existence marquées par l'accès à une information globalisée et la communication tous azimuts. Séquence historique qui s'est comme achevée dans l'avènement du smartphoneà la fin de la première décennie du siècle, autorisant une connexion spatio-temporelle quasi-continue grâce aux antennes 3G/4G et la généralisation des "hotspots wi-fi", de surcroît associée au phénomène majeur de la géolocalisation mise à disposition des individus. A partir de ce "petit objet" en quelque sorte, c'est une autre ère décisive qui s'ouvre désormais.
Quelle est l'étape suivante ?
L'architecture de l'interconnexion universalisée est maintenant parfaitement en place et étendue sur toute la planète. Mais ce que marque visiblement l'avènement des smartphones, c'est le glissement de "l'âge de l'accès" (Jeremy Rifkin) à l'âge de l'assistanat robotisé par des systèmes dits "intelligents". Soit la capacité de la technique contemporaine à collecter des masses de données, à les traiter à une vitesse astronomique, à établir des corrélations entre quantité de faits, à interpréter des situations en cours, individuelles et collectives, à suggérer des solutions supposées "appropriées" et même à prendre des initiatives à notre place. Dimension emblématique dans la prolifération d'applications pour smartphone, la plupart destinées à offrir un assistanat continu du quotidien à vocation "d'optimisation" ou de "sécurisation", suggérant par exemple des itinéraires de circulation, des menus appropriés au profil de chaque individu, des offres commerciales géolocalisées en fonction des historiques d'achats, et à l'avenir des alertes ou conseils à vocation thérapeutique rendus possibles par de nouveaux types de capteurs intégrés aux appareils. Licence progressive accordée à la technique pour pénétrer plus profondément et largement certaines situations et infléchir le cours de nos vies.
Comment procède cette délégation de pouvoir ?
Le trading algorithmique dont on parle de plus en plus et dont la pratique ne cesse de s'étendre constitue l'exemple le plus patent de cette délégation progressive de pouvoir actuellement concédée à des systèmes électroniques, capables d'évaluer les positions des titres suivant des vitesses de corrélation et d'interprétation qui dépassent sans commune mesure nos facultés cognitives. Étrange moment historique qui voit conçues par les humains, dépasser dans le cadre de certaines missions nos capacités intellectuelles en vue de nous seconder "plus efficacement", mais non pas appelées à terme à nous dominer conformément à une vulgate à l’œuvre depuis les années 1980, sensible dans des films tels Terminator, Robocop, Blade Runner...
Dimension encore par exemple sensible dans la nouvelle stratégie mise en œuvre par IBM qui a délaissé l'activité de fabrication de PC pour s'ériger en compagnie uniquement axée sur le conseil et l'élaboration de larges systèmes, capables d'évaluer à flux tendus des situations et d'agir en fonction de myriades de données (par exemple réseaux de distribution de l'eau potable ou de l'électricité dans des grandes métropoles, en vue d'évaluer les besoins en temps réel ou optimiser leur distribution). On voit à quel point la technique contemporaine ne s'expose plus comme une force jusque-là prioritairement prophétique, mais comme une puissance cognitive appelée de plus en plus à déterminer le cours des choses.
C'est cette tension intime entre flux numériques et existences qui constitue à mon sens l'événement anthropologique majeur de notre temps, et ce bien plus que le transhumanisme qui ne privilégie que l'entrecroisement physique entre le corps et les machines, en ignorant le phénomène plus discret et autrement plus prégnant, que je nomme "anthropologie", soit cette révolution "numérico-cognitive" déjà entamée.
La Décroissance N° 99