Les fondements d'un devoir de désobéissance
L'idée même de désobéir, s'agissant des fonctionnaires ou des militaires, a longtemps été une idée saugrenue. On a parfois fait l'éloge des vertus de l'obéissance qui libère ou qui protège. On s'est aussi beaucoup querellé en doctrine pour savoir lequel du principe de légalité ou du principe hiérarchique devait s'imposer au fonctionnaire. La question n'est pas nouvelle, elle opposait déjà Léon Duguit à Maurice Hauriou. Le chef a-t-il toujours raison ? Le supérieur est-il encore le meilleur juge de l'intérêt du service quand il viole la loi ? La réponse est doublement négative.
Cette primauté du principe de légalité a fréquemment été remise en cause dans la jurisprudence administrative relative au devoir de résistance du fonctionnaire à l'ordre illégal. Ainsi, après l'arrêt Langneur, le Conseil d’État a posé, dès 1949, dans la jurisprudence Arasse, la formule fameuse selon laquelle : "tout fonctionnaire est tenu de se conformer aux ordres qu'il reçoit de ses supérieurs hiérarchiques, sauf si ces ordres sont manifestement illégaux et de nature, en outre, à compromettre gravement un intérêt public" (CE, 27 mai, Dame Arasse).
Cette formulation curieuse semble indiquer que le fonctionnaire ne doit désobéir que si un ordre est "manifestement illégal" et que si, "en outre", une condition d'atteinte grave à un intérêt public est remplie. A contrario, un fonctionnaire devrait donc obéir à un ordre qui ne serait que "manifestement illégal" dès lors que cet ordre ne compromettrait pas gravement intérêt public. Le principe hiérarchique serait ainsi plus fort que le principe de légalité. Beaucoup trop d'inductions et de déductions hâtives ont été ainsi faites à partir de la jurisprudence Arasse.
La supériorité du principe de légalité sur le principe hiérarchique se vérifie aussi depuis bien que quelques très rares arrêts fassent parfois prévaloir le principe hiérarchique dans le cas d'ordres gravement illégaux ne portant pas, en outre, atteinte à un intérêt public. Dans certains arrêts, il semble même que l'on puisse déceler l'amorce d'une saine évolution vers l'exigence du seul respect du principe de légalité dans la mesure où la condition d'atteinte grave à un intérêt public n'est plus évoquée par le juge (CAA Marseille 18 mai 1999, Mme Marquet).
Le devoir de désobéissance fondé sur le respect de la loi pénale
La supériorité du principe de légalité sur le principe hiérarchique est encore plus évidente lorsqu'il y a violation de la loi pénale. Ici il ne peut point exister de conflit de devoir entre l'obligation hiérarchique et le respect de la légalité.
Le code pénal est plus restrictif que le statut des fonctionnaires dans la mesure où, si l'article L. 122-4 prévoit bien que "n'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires", l'article ajoute en son alinéa 2 que "n'est pas responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l'autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal". En droit pénal, il n'est donc pas besoin que l'acte manifestement illégal soit en outre de nature à compromettre gravement un intérêt public pour fonder un devoir de désobéissance.
Par ailleurs, des solutions jurisprudentielles très anciennes permettraient de réprimer pénalement des fonctionnaires sans que ceux-ci puissent invoquer l'ordre de leurs supérieurs comme justificatifs.
Dans un arrêt du Tribunal des conflits datant de 1890, un sous-préfet et les fonctionnaires de police placés sous ses ordres ont été pénalement poursuivis pour avoir lacéré des affiches boulangistes dans la ville de Reims. Cette poursuite pénale a pu avoir lieu nonobstant le fait que ces fonctionnaires avaient agi sur ordre du préfet, lequel agissait lui-même sur ordre du gouvernement (T. correctionnel, Reims, 13 novembre 1889, Vincent c/ Fosse, Bourgeois et Thomas, ainsi que T. conflits, 15 février 1890). On notera que, dans cette même affaire, le tribunal correctionnel de Reims qui s'était estimé compétent se référait déjà à une heureuse formule de la cour d'appel de Dijon qui, par un arrêt du 15 décembre 1876, avait bien défini l'acte administratif. Est acte administratif"non pas celui que le fonctionnaire fait mais celui que la loi l'autorise à faire". La loi pénale n'autorisait à l'évidence pas ces fonctionnaires à lacérer des affiches électorales et, comme le souligne le Tribunal des conflits, "l'acte ainsi interdit aux fonctionnaires par une prohibition formelle de la loi pénale ne saurait, alors même qu'il aurait été accompli sur les ordres du ministre de l'Intérieur, revêtir le caractère ni d'un acte administratif, ni d'un acte de gouvernement."
Le nouveau code pénal réprime de nombreux agissements susceptibles d'être commis par des agents publics. Par exemple, "le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique, agissant dans le cadre de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l'exécution de la loi est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende" (article 432-1 du nouveau code pénal). Parmi les dispositions relatives aux crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique, le nouveau code pénal réprime sévèrement les abus d'autorité commis contre les particuliers par "une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public agissant dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions ou de sa mission". Sont aussi sévèrement sanctionnées les atteintes à la liberté individuelle (articles 432-4 à 432-6), les discriminations (article 432-7), les atteintes à l'inviolabilité du domicile (article 432-8), les atteintes au secret des correspondances (article 432-9).
Par conséquent, non seulement en raison de leur illégalité, mais aussi parce qu'ils constitueront dans bien des cas des crimes ou délits, de nombreux agissements oppressifs commandés à un fonctionnaire par sa hiérarchie le placeront face à sa propre responsabilité pénale, même si la responsabilité civile est celle de l’État.
"Le devoir de résistance du fonctionnaire depuis 1946", Joël MEKHANTAR, AJDA, N°31/2004