Alors que les stocks d'uranium, de pétrole, de charbon, de gaz, etc., fondent, les adeptes de la fuite en avant appellent à intensifier la consommation. Dilapider l'énergie, c'est vital pour la croissance plaide le patron d'Areva. Qui espère bien développer de nouveaux usages de l'électricité.
Depuis juin 2011, Luc Oursel est le grand chef d'Areva, la multinationale de l'atome. Bien sûr, il reste pour le moment beaucoup moins célèbre que la personne qui l'a précédé, la fameuse Anne Lauvergeon. Mais Luc a des ressources et, d'ailleurs, il n'a pas hésité à poignarder dans le dos son ex-patronne pour hériter de sa place : il fut le seul membre du comité exécutif à refuser de signer une lettre de soutien à "Atomic Anne". La dame, habituée à être obéie et vénérée, n'en est toujours pas revenue paraît-il.
Voici donc le petit Luc devenu calife à la place de la Castafiore. Tout ébahi de sa propre réussite, il est d'abord resté discret, mais le voilà désormais qui s'enhardit. Par exemple, il a lui-même attaqué l'Observatoire du nucléaire en justice, comme on peut le constater noir sur blanc sur l'assignation reçue par cette modeste association animée par votre serviteur. Objet du "délit" : avoir eu l'idée saugrenue de parler de "manœuvre relevant de la corruption" lorsque Areva a fait, fin juin 2012, un curieux don au budget du Niger.
Qu'on se le dise, ce pays est indépendant depuis août 1960, et c'est juste un hasard si l'actuel président de la République, Mahamadou Issoufou, était auparavant directeur d'une filiale d'Areva. Et ce n'est quand même pas la faute de la France si le Niger lui vend depuis 50 ans son uranium à un tarif dérisoire. Nul doute que ces arguments de bon sens seront exposés lors du procès fixé au 20 décembre prochain, au tribunal de grande instance de Paris, et peut-être par Luc Oursel lui-même.
La croissance manque d'énergie
Mais, si Luc n'a pas peur de l'Observatoire du nucléaire, ce n'est pas la même histoire vis-à-vis de La Décroissance (le journal), et même carrément de la décroissance (le concept économique). D'ailleurs, le 3 avril dernier, l'AFP a publié une dépêche au titre explicite : "Débat sur l'énergie : le patron d'Areva rejette les scénarios de la décroissance."
Invité par la société française d'énergie nucléaire (SFEN) - dont il est d'ailleurs président : il s'est donc invité lui-même -, notre ami a déclaré avec conviction : "Débattre sur l'énergie, c'est reconnaître le rôle essentiel de l'énergie dans la croissance économique." L'évangile selon Luc est limpide : avant tout débat sur l'énergie, vous devez reconnaître ce rôle, sinon vous ne pouvez pas participer. Et attention, ce diktat vise en particulier le fameux débat national sur "la transition énergétique", concept fumeux élaboré par le gouvernement PS-EELV pour faire croire que des choses sont en préparation... à défaut d'être mises en œuvre. Gagner du temps, c'est déjà gagner quelque chose.
Pourtant, on peut objecter à Luc que, lorsque l'énergie est moins abondante et/ou trop chère, il faut bien faire des économies. Mais il a réponse à tout : "La maîtrise de la consommation énergétique ne doit pas pour autant déboucher sur une apologie de la décroissance." Il précise même que "de nouveaux usages de l'électricité [sont] appelés à se développer." Au besoin, il faudra susciter ces nouvelles consommations... afin d'être "obligé" de les satisfaire. Luc est malin.
Cependant, même lorsqu'on n'en fait pas "l'apologie", la décroissance menace. Elle rode, elle plane sur notre économie et s'apprête à fondre sur elle comme un vautour sur une charogne. Et voilà, bingo : le 16 avril, le FMI a annoncé son estimation de "croissance" pour la France en 2013 : -0,1%. Une croissance négative, c'est bel et bien la décroissance. A quoi bon avoir 58 réacteurs nucléaires pour en arriver là ?
Que va faire Oursel ? Un procès contre la décroissance ? Mais... comment attaquer un concept ? Alors un procès contre La Décroissance, le journal ! Imaginez un peu la plaidoirie : "Ce journal ose parler d'énergie sans, au préalable, reconnaître le rôle essentiel de l'énergie dans la croissance économique." Le patron d'Areva pourrait demander à certaines personnalités "écologistes" de venir témoigner en faveur de la croissance, au besoin en la disant "verte". Yann Arthus-Bertrand serait assurément d'accord, ainsi que probablement quelques notables d'Europe Écologie-les Verts.
Le nucléaire, allié des énergies renouvelables
Mais revenons aux déclarations de notre cher Luc Oursel. Non content de décider qui peut ou non débattre de l'énergie, il pose aussi un postulat stupéfiant : "Le nucléaire et les renouvelables sont des alliés naturels." Oui, probablement autant que le feu et l'eau, le pompier et le pyromane, l'aspirine et la migraine. Ou que Oursel et Lauvergeon.
Pour trancher ces débats, le plus simple est de regarder les chiffres officiels : le nucléaire produit 17% de l'électricité mondiale en 2005, 12% juste avant Fukushima (la chute était donc déjà forte), et moins de 10% aujourd'hui. Eh bien, en voilà de la décroissance, et de la belle : merci le nucléaire ! Mais encore un effort : une fois à 0%, il restera à attendre quelques millions d'années que les déchets perdent leur radioactivité, grâce à... la décroissance naturelle. N'en déplaise à Luc...
La Décroissance N°99