La définition d'une stratégie de défense pertinente suppose de bien connaître son ennemi pour en découvrir les points forts, à contourner, et les points de vulnérabilité, à attaquer. A cette fin, reprendre à notre compte les théories de la "gestion des risques", dont l'application permet de déceler les faiblesses ainsi que les saillances de tout système. Et pour commencer, décrire le théâtre des opérations, le plus précisément possible, avant d'agir.
Du général au particulier, l'état des lieux semble devoir commencer par le constat suivant : dans le contexte des sociétés de masse, la politique est toujours plus ou moins une activité de contrôle social exercé par des minorités dominantes sur des majorités dominées. Nulle raison de s'en réjouir, mais il semble bien qu'au-delà d'un certain seuil démographique, l'idéal politique de démocratie directe, participative et autogestionnaire doive céder sa place au système de la représentation, avec tous les phénomènes de confiscation élitaire du pouvoir qui lui sont consubstantiels. La nature de ce contrôle social des masses, depuis longtemps synonyme de la pratique politique concrète, a néanmoins subi de profondes mutations au fil du temps, notamment au XXe siècle. En effet, à partir des années vingt, l'étude scientifique du comportement humain a commencé de prendre la place de la religion comme fondement de cette pratique politique. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, le conseiller du Prince ne débattait plus d'idées à une tribune ou dans un livre, mais s'occupait de stimuli-réponses dans un laboratoire. Ce changement de méthode a donné naissance ou s'est consolidé grâce à de nouvelles disciplines telles que le marketing, le management, la cybernétique, que l'on regroupe sous le terme de sciences de la gestion, et qui sont donc devenues les nouveaux instruments de la pratique politique et du contrôle social. Ainsi, d'une activité d'inculcation d'un système de valeurs - une loi, divine ou républicaine -, la politique s'est déplacée vers les questions purement techniques d'ingénierie des comportements et d'optimisation de la gestion des groupes. Grâce à ces nouveaux outils, les élites politiques des pays industrialisés ont pu faire l'économie de toute forme d'axiologie, de discussion sur les valeurs, les idées, le sens et les principes, pour ne se consacrer qu'à une technologie organisationnelle des populations.
En l'espace de quelques décennies, les pays développés sont donc passés d'une contrôle social fondé sur le langage, l'interlocution, la convocation linguistique de l'humain et l'activation de ses fonctions de symbolisation, à un contrôle social reposant sur la programmation comportementale des masses au moyen de la manipulation des émotions et de la contrainte physique. Et sous cette impulsion, comme le remarque Bernard Stiegler, les sociétés humaines sont en train de passer d'un surmoi automatisé, la contrainte technologique pure, après une transition par une sorte de "surmoi émotionnel" émanant du Spectacle.
Autrement dit, la politique qui était jadis l'art de réguler les contradictions d'un groupe par inculcation chez ses membres d'une Loi commune, une grammaire sociale structurante et permettant l'échange au-delà des désaccords, la politique est devenue aujourd'hui l'art d'automatiser les comportements sans discussion. La fonction symbolique, c'est-à-dire la capacité de rationalisation des émotions et d'articulation dialectique de leurs contradictions dans un discours partagé, la capacité à continuer de se parler alors que nous ne sommes pas d'accord, clé de voûte de l'élaboration du sens commun d'un groupe organisé et du tissage du lien social, est directement attaquée par cette mutation. Si le sujet humain est bien un "sujet parlant" comme l'indique la psychanalyse, un être de Verbe, de Parole, de dialectique, donc aussi de polémique, alors on peut dire que ces nouveaux instruments de la pratique politique permettent de faire tout simplement l'économie de la subjectivité et de réduire un groupe de sujets à un ensemble d'objets.
Gouverner par le chaos