Qu'est-ce donc que cet Alcazar où des rois Wisigoths à Charles-Quint, des Califes à Isabelle la Catholique, d'Alphonse VI à Philippe II, du Cid qui fut son premier gouverneur, aux Cadets qui l'ont rendu plus illustre encore, toute l'histoire et toute la grandeur de l'Espagne viennent s'inscrire successivement ?
Aucun de ceux qui ont visité l'"exaltante Tolède" n'a oublié ce vaste édifice qui la domine de ses longs murs, flanqué de quatre énormes tours. Massif, sans grâce, l'Alcazar achève pourtant de façon merveilleuse la figure de la ville sacerdotale, telle qu'au soleil couchant on la découvre, dans une lumière rouge et ocrée, quand on arrive par le pont d'Alcantara.
Cernée par la boucle profonde du Tage, Tolède amoncelle "ses ruines romaines, ses basiliques wisigothes, ses mosquées arabes, ses synagogues désaffectées, ses églises et ses plaisirs", en une ascension disparate. Sous la lumière la plus dure et la plus fauve qui soit au monde, ses maisons aux portes écussonnées, bardées de fer, semblent ne vivre que refermées sur elles-mêmes, pour la fraîcheur secrète de leurs jardins intérieurs et de leurs patios. Et c'est autour de l'Alcazar, non loin de cette cathédrale démesurée aux immenses déambulatoires faits pour une foule qui parle, se promène, joue de l'éventail et cause familièrement avec la Vierge et le saints tout autant qu'elle les prie, c'est au pied de l'Alcazar que vient battre et se concentre la vie de la vieille cité castillane.
Au delà, près de ses palais et de ses églises les plus fameuses, vers la Porte du Soleil ou vers Saint-Jean-les-Rois, ce ne sont que places désertes, sous un ciel de feu, remparts abandonnés, murailles nues où l'on s'attend toujours à voir surgir le toit de paille entre-croisée de quelque souk marocain. Mais le centre même de la ville est là, entre la masse carrée de la citadelle et les tours de la cathédrale, non loin des éventaires où des artisans silencieux cisèlent l'acier et le vermeil, non loin des couvents, des églises et de la plus connue d'entre elles, ce Santo-Tomé sans grâce qui, sous un voile fané, abrite l'Enterrement du comte d'Orgaz, la toile la plus célèbre du Greco.
D'un côté, l'Alcazar domine le Tage aux flots rapides et l'amas de maisons basses qui s'étagent sur ses degrés rocheux ; de l'autre (et l'on y accède par une pente raide) il surplombe la célèbre place de Zocodover, aux cent balcons, jaune et verte, toute bruissante de vie allègre, avec ses cafés, ses hôtels, son odeur d'huile d'olive, et vers laquelle toutes les rues de Tolède ramènent les pas du voyageur.
En quittant Zocodover, on franchit l'Arco de la Sangre, cette ravissante porte mauresque à l'arc outrepassé, toute proche de la Posada où vécut Cervantès. Et, devant l'hôpital de la Santa-Cruz, par une rampe escarpée aux marches informes, on aborde la masse rectangulaire de l'Alcazar, juchée au-dessus du quartier réservé, face à la plaine de Castille, dévorée de poussière.
De là-haut, toute une partie de Tolède se déploie et se livre au regard qui s'étend jusqu'aux collines de pierre sèche, où les bourgeois et les nobles ont leurs maisons de campagne, leurs cigarrals, c'est-à-dire leurs cigalières. Gardée par d'anciens châteaux forts, la vallée du Tage s'étire en gorges profondes, et la "haute ville des vainqueurs", sur l'éperon qu'encercle le fleuve vert, se dresse comme l'achèvement et la parfaite image de cette terre de fierté et de feu.
Robert Brasillach et Henri Massis, Les Cadets de l'Alcazar