Dans la nuit du 17 au 18 septembre, le Comité de guerre fait sonner le clairon dans les rues de Tolède et avertit la population, par haut-parleur et par T.S.F., d'avoir à quitter immédiatement l'enceinte de la ville. Tous les habitants partent camper à deux kilomètres de là, dans la plaine. Il souffle un vent très froid. Au pied des parapets de sacs à terre, les miliciens ont dû allumer des feux, et, sous les voûtes moisies des souterrains de l'Alcazar, les femmes et les enfants grelottent, blottis dans des couvertures.
Vers le milieu de la nuit, le commandant Rojo prévient les Cadets et les officiers que les mineurs asturiens ont achevé leurs préparatifs. Les assiégés ne répondent pas. Les sept tonnes d'explosifs sont en place, et les perforeuses marchent toujours, de façon à laisser ignorer l'heure exacte de l'explosion. Jusqu'à l'aube, ce bruit terrible, ces vibrations lancinantes tiennent éveillées, la à la clarté blafarde des quinquets, les sentinelles blêmes de sommeil, les femmes transies d'épouvante, avec leurs enfants sur les genoux. Cette nuit ne va donc pas finir !
A 7 heures du matin, le 18 septembre, un mineur presse un bouton pour mettre feu à une mèche longue d'une soixantaine de mètres installée dans une des galeries. Une minute interminable s'écoule... Puis une explosion prodigieuse secoue la terre, la déchire, et Tolède tremble tout entière sur son éperon rocheux. Des hauteurs de Cigarrals, de San Servando, photographes et opérateurs de cinéma, que le gouvernement a envoyés, tournent fiévreusement ce cataclysme fantastique, provoqué par la furie humaine....
Sur le ciel gris où s'amassent des nuages lourds de pluie, une gigantesque colonne de fumée s'élève en tourbillons noires, comme d'un volcan. D'énormes blocs de maçonnerie sont projetés de toutes parts et s'écroulent dans un fracas de chute, d'avalanche assourdissante. La grande tour du sud-ouest, soulevée en l'air d'un seul bloc, retombe en mille éclats. Et le déchirement formidable se prolonge à travers les gorges du Tage, comme l'écho de la foudre dans les montagnes, puis s'engouffre en mugissant dans les souterrains de l'Alcazar où tout semble anéanti...
... Une heure de mortel silence passe, qui semble sans fin? Persuadés qu'il ne reste plus qu'une poignée d'hommes réfugiés dans quelque cave, les miliciens s'avancent, armés de baïonnettes et de grenades. A travers le sol, couvert de crevasses, ils se fraient un chemin, puis envahissent les ruines, en brandissant le drapeau rouge de l'Union nationale des Travailleurs et le drapeau rouge et noir de la Fédération anarchiste. Un de ces drapeaux est aussitôt juché sur la statue de Charles-Quint, toujours debout au milieu de la cour d'honneur.
Autour des miliciens qui, la grenade au poing, hésitent à s'engager plus avant, le vaste patio, éventré par la dynamite et par les bombes, dresse encore, ici et là, un arc parfait, un fragment de voûte, un gracieux chapiteau. Quelle surprise attend les envahisseurs, derrière ces pierres fumantes ? Ils ne bougent plus, soudain saisis d'effroi. La seconde min, décidément, n'explose toujours pas ! Craindraient-ils d'être pris à leur propre piège ?
Mais voici que, dans leurs rangs même, une grenade éclate, puis une autre. Traversés de clameurs, des coups de feu partent de tous côtés. Ce ne sont pas les fantômes des assiégés de l'Alcazar qui bondissent sur eux, les armes à la main, ce sont les gardes civils, les phalangistes, des soldats de seize ans que mènent de jeunes chefs à peine moins novices. Ils sont vivants, et bien vivants ! L'explosion n'a servi à rien, et ces démons, qui se moquent des bombes et des obus, courent au milieu des ruines et foncent sur l'ennemi...
Après les premières minutes de confusion, de surprise, le combat devient acharné : c'est une averse sifflante de balles, un crépitement rapide de coups de feu et de grenades qui arrachent et font voler en éclat les pierres des murailles. Une bombe de mortier éclate à quelques mètres de l'excavation où s'abrite le commandant Barcelo ; touché aux jambes, il reprend son poste dès qu'il a pu se faire panser. Ses deux officiers d'ordonnance, le lieutenant Salinero et le lieutenant Almagro sont gravement blessés. Des deux côtés, la lutte se poursuit, durant des heures, avec une violence égale, et Barcelo finit par donner l'ordre d'abandonner les avancées de l'Alcazar. Les insurgés en profitent pour tenter de reprendre l'ancien palais du Gouvernement militaire que les incendies n'ont pas réussi à détruire.
Une fois de plus, les Cadets sont les maîtres de la citadelle ; et vers cinq heures du soir, les miliciens ne peuvent que consolider leurs positions, remettre en état les parapets de leur tranchée de départ. Le peintre Luis Quintanaya qui, après la blessure du commandant Barcelo, a pris le commandement des troupes, leur donne l'ordre de n'en point sortir.
En se retirant, les miliciens et les mineurs des Asturies laissent des pétards de dynamite pour empêcher les assiégés d'utiliser les positions où ils avaient pris pied. Quant à la seconde mine, ils ont dû se rendre à l'évidence : elle n'a pas éclaté ; et dès la fin de la journée, sur l'ordre du Comité de guerre, les mineurs se préparent à en poser une troisième.
Dans l'Alcazar, par une sorte d'héroïque défi au destin, les assiégés donnent un banquet pour fêter l'explosion de la mine ! Et, ce soir encore, les Rouges vont entendre des chansons monter de ces souterrains infernaux.
Henri Massis et Robert Brasillach, Les Cadets de l'Alcazar