La différence entre les grognards et les hussards, qui aurait dû éclater comme le tonnerre, me semblait de moins en moins nette. Les grognards étaient les vieux de la vieille, mandarins de la tradition bourgeoise ; les hussards les jeunots sabreurs, dilettantes en muscadins. Je devinais sans peine l'intention polémique qui s'appliquait à se servir des vieilles lunes (Kemp et Henriot) pour éclipser de jeunes soleils, comme Laurent avait fusillé Sartre avec les balles de Bourget. Par malchance, les grognards et les hussards se ressemblaient assez par leurs bons côtés, à l'inverse du roman d'idée et du roman engagé qui se ressemblaient trop par leur côté détestable. Une part de la tradition des grognards (La Fayette-Constant) convenait aux hussards dont une part de la tradition personnelle (le style de Retz et l'esprit de la Fronde) séduisait Frank. La polémique s'achevait avant d'avoir été menée ; la complicité perçait en filigrane.
Favoris des grognards, trois hommes à abattre le furent sur-le-champ : Mauriac, sectaire melliflu pour qui un collaborateur des Temps modernes ne pouvait aimer Adolphe aussi bien que ses confrères de La Table Ronde ; Aymé, romancier pour crémiers et populiste poujadisant ; Barrès, violoniste tzigane au bal vénitien d'Anna de Noailles. Une fois encore, la muscade passait mal. On prêtait aux hussards des goûts de grognards (Aymé, Barrès) pour n'avoir pas à commenter, et à égratigner, leurs préférences déclarées (Morand, Drieu). Comme par hasard, c'étaient aussi des sujets de fascination pour Frank qui s'inventait des adversaires parmi les écrivains les plus proches de sa littérature.
Dans la polémique, les hussards étaient comme l'Arlésienne au théâtre provençal. On parlait d'eux d'abondance, on ne les rencontrait qu'au détour de quelques paragraphes. Ils étaient là sans y être, sans même que l'on sût ce qu'ils eussent pu être au juste. On les appelait "fascistes", mais (un "mais" de dénégation) "par commodité". On ne remarquait pas que Blondin marchait sur la pointe d'autres mots que Laurent ; on prétendait que les deux compères allaient de concert et au même pas à travers les pages de petits livres à l'épate, vite faits, pas faits, faits de rien par "des têtes folles, des au-courant-de-la-plume". Ils étaient trois comme les bonnes choses et les mauvais sujets ; mais "on pourrait en accueillir un bon nombre - la pêche serait miraculeuse - si l'on voulait se donner la peine d'écumer les chroniques de La Table Ronde, de Liberté de l'esprit". Pour parachever leur discrédit, ils aimaient les femmes, les autos, la vitesse, les salons, les alcools, les plaisanteries, les congratulations du secours mutuel. Des lurons interchangeables, non pas Laurent en compagnie de Blondin, mais Laurent-Blondin, deux têtes sous le même casque, deux corps moulés dans le même maillot.
Seul d'entre les trois, Roger Nimier bénéficiait d'un traitement de faveur, obtenait une mention en somme honorable. Lui, au moins, avait écrit "un bon livre", Les Enfants tristes, après Le Hussard bleu, "un livre médiocre" mais, attention, "dans le bon sens du terme" ; il osait brocarder Barrès et, audace suprême, dédier à Sartre son premier roman. C'était le chef de la bande (avec un meilleur certificat de civisme que Laurent-Blondin), un hussard moins grognard que les autres.
Pol Vandromme, Bivouacs d'un hussard