Chacune de ces embuscades est minutieusement préparée : le renseignement joue un rôle essentiel. Il peut jouer ce rôle parce que les populations y ont été préparées. Elles ont été préparées en même temps à la lutte proprement dite, et les responsables politiques n'ont aucune peine à constituer des "troupes populaires d'auto-défense", puis des "groupes de guerilla", au-dessus desquelles se trouvent les "forces régionales" et les "forces régulières", ces dernières étant les mieux armées, les mieux instruites, les mieux encadrées, celles que l'on engage qu'à coup sûr et pour lesquelles les groupes de villages et même les "forces régionales" sont sacrifiés s'il le faut. Un tel système est infiniment souple. Il permet un recrutement facile, puisque les vides dans les rangs des "réguliers" sont comblés instantanément par la mutation d'éléments "régionaux", eux-mêmes remplacés à la suite d'un appel aux groupes de villages. Par ailleurs, il n'existe aucune limite rigide entre ces divers éléments, reliés par un continuel courant d'osmose.
Sans doute les valeurs militaires traditionnelles sont-elles exaltées, mais elles ne suffisent pas : elles sont complétées par des valeurs révolutionnaires. La hiérarchie spécifiquement militaire est doublée d'une hiérarchie politique, toutes deux étant surveillées et animées par le Parti, car l'Armée a des buts militaires et des buts politiques.
On ne peut comprendre ce qu'est vraiment la guerre révolutionnaire si l'on ne tient pas compte de l'utilisation qu'en a faite le Viet-Minh, de la manière dont Hô Chi Minh a adapté aux conditions locales (géographiques, psychologiques et politiques) les théories de Lénine et Mao Tsé-Toung. On la considérera sans doute un jour comme ayant joué le rôle d'un laboratoire, tant sur le plan des techniques militaires que sur celui des méthodes psychologiques - et ceci pour les mouvements communistes comme pour ceux qui se défendent de l'être. Plusieurs officiers ayant combattu contre le Viet-Minh ont ainsi résumé leurs impressions : "L'expérience de huit années de guerre et deux années de réflexion depuis l'armistice de Genève conduisent aujourd'hui à penser que la force véritable du Viet-Minh résidait dans son unité, qui lui a procuré plusieurs avantages : unité de direction et de pensée aux échelons international et local ainsi qu'unité de commandement politico-militaire sans fissure, souci de s'assurer le soutien des masses populaires, techniques enfin, parfaitement au point, de conquête et de contrôle de ces masses, appuyées sur une idéologie dynamique. Cette unité sans faille dans les domaines de la pensée comme dans ceux de l'action politique et de l'action psychologique s'est traduite dans l'action guerrière par une efficacité redoutable tant dans l'organisation de la recherche du renseignement que dans la conception, la mise sur pied et l'utilisation de l'Armée populaire. Unité à tous les échelons, dans la conception comme dans l'exécution, dans tous les domaines, politique, psychologique, économique et militaire, volonté opiniâtre de perfectionnement, discipline impitoyable, unité due à une application rigoureuse du jeu communiste, voilà les secrets des succès Viet-Minh."
La guerre révolutionnaire apparaît ainsi dominée par deux facteurs : la conquête de la population, la conviction idéologique. Et elle apparaît par là même rigoureusement incompatible avec les principes, les formes et les objectifs de la démocratie. En effet, la démocratie postule la pluralité et le respect des opinions, elle ne peut donc admettre ni les techniques de conquête des populations, ni les hiérarchies parallèles, ni l'auto-critique, qui ne sont que des tactiques préparant à l'institution du Parti-Etat. Toute révolution est totalitaire dans ses fins, ou passe par une phase de totalitarisme dans sa réalisation, et, menant une guerre, une démocratie est condamnée à ne pas respecter certains des principes de la démocratie. Mais ce qui est nécessité temporaire dans un cas devient objectif fondamental dans l'autre. Le soldat-citoye, dans un cas, lutte pour sauvegarder l'essentiel des droits du citoyen, c'est-à-dire le droit de dire "non" ; le soldat-militant, dans l'autre cas, lutte pour imposer ce qu'il croit être la Vérité, une Vérité exclusive ne permettant ni le doute ni l'opposition, et justifiant l'élimination des opposants virtuels ou réels. C'est pourquoi il est permis de dire que la guerre révolutionnaire s'exerce dans un domaine infiniment plus vaste que la guerre classique à laquelle il n'est pas possible de la réduire, et l'on ne peut ainsi, séparément, enrayer la cristallisation ou contrecarrer l'organisation ou détruire l'appareil militaire : tout doit être mené de front.
Claude Delmas, La guerre révolutionnaire