En proposant à Damas de placer ses armes chimiques sous contrôle, Moscou ôte aux Occidentaux le principal argument justifiant une intervention en Syrie.
C'est un véritable coup de maître qu'a réalisé lundi la Russie. Alors que le monde entier était suspendu à la décision du Congrès américain d'autoriser ou non des frappes en Syrie, Moscou a sorti de son chapeau une solution susceptible de rebattre totalement les cartes de l'épineux conflit syrien. Par la voix du chef de sa diplomatie, Sergueï Lavrov, la Russie a publiquement appelé le régime syrien à placer sous contrôle international son arsenal chimique, avant de le détruire. Une occasion que Damas a saisie au bond en s'empressant d'y répondre favorablement.
Secouées par ce coup de théâtre, les chancelleries occidentales, d'abord circonspectes, ont finalement consenti à coopérer. Fait rare, la proposition russe fait désormais l'unanimité, de Washington jusqu'à Téhéran. Et Moscou a obtenu ce qu'elle cherchait. Le soir même, Barack Obama a évoqué la possibilité d'une "pause" dans son projet de frappes militaires en Syrie, tandis que le Sénat américain a reporté à une date indéterminée le vote de procédure sur le recours à la force prévu mercredi. "La Russie a extrêmement bien joué le coup en se permettant d'intervenir directement dans les débats du Congrès américain et de renforcer la position des élus hostiles à l'usage de la force en Syrie", explique au Point.fr François Géré, directeur de l'Institut français d'analyse stratégique (Ifas). "Moscou permet également à Barack Obama de sortir du cercle vicieux dans lequel il s'était enfermé."
Porte de sortie pour Obama
Contraint à réagir après le massacre chimique de la Ghouta perpétrée le 21 août dernier, le président américain, qui avait fixé à Damas en 2012 une "ligne rouge" à ne pas franchir sur le chimique, a reconnu lundi soir qu'il avait le plus grand mal à convaincre les membres du Congrès de la nécessité d'une intervention militaire. C'est dire si l'initiative russe arrive à point nommé. En effet, la délicate opération armée qui visait à dissuader Bachar el-Assad de recourir de nouveau aux gaz neurotoxiques perd tout son sens en cas de démantèlement de son arsenal.
Une porte de sortie inespérée pour le président américain, qui n'a pas manqué de souligner le rôle décisif des menaces américaines dans la décision de Moscou. L'interprétation est la même à Paris, où Laurent Fabius s'est réjoui que la "fermeté" des Occidentaux ait "payé". "La Russie n'aurait jamais fait un tel pas si elle n'avait pas eu le sentiment que les menaces de frappes étaient sérieuses", souligne au Point.fr Ignace Leverrier, ancien diplomate occidental en Syrie.
Rétropédalage français
"La proposition russe permet à tout le monde de sauver la face", juge plus sévèrement l'expert François Géré. "La Syrie n'est pas le Mali. Les déclarations fracassantes de la France devenaient intenables faute de moyens", affirme-t-il. Tout d'abord prêt à "punir" Damas "dans les prochains jours" le 27 août dernier, François Hollande a ensuite été obligé de rétropédaler à mesure que sa coalition s'effritait et que les Français s'y opposaient. Il faut dire que le "non" du Parlement britannique à toute intervention, suivi de la décision-surprise de Barack Obama de demander au préalable l'avis du Congrès, ne lui laissait d'autre choix que d'attendre sagement la décision de Washington.
Le seul perdant de l'opération semble être pour l'heure l'opposition syrienne, qui voyait pourtant dans l'intervention occidentale une chance inespérée de rétablir l'équilibre des forces sur le terrain. Dénonçant une "manoeuvre politique", la Coalition nationale syrienne affirme d'ailleurs dans un communiqué que la proposition russe "s'inscrit dans le cadre des atermoiements inutiles et n'apportera que davantage de morts et de destructions pour le peuple syrien". Avec en toile de fond l'étrange distinguo effectué par l'Occident entre les bombardements conventionnels et les attaques chimiques en Syrie, cela alors que ces dernières ne représentent "que" 1 % des 110 000 victimes recensées depuis le début du conflit il y a deux ans et demi.
Victoire de Moscou
"Les armes chimiques sont des armes de destruction massive interdites par deux traités internationaux, car elles ont un effet indiscriminant entre combattants et civils", fait valoir François Géré. Bientôt dépourvu de ses gaz neurotoxiques, le régime syrien gardera cependant toute latitude pour poursuivre le conflit avec ses moyens conventionnels - aviation, chars, missiles Scud - lui garantissant une supériorité militaire sur les rebelles. D'après l'ONG Human Rights Watch, Damas utiliserait également des armes à sous-munitions, interdites en raison de leur effet étendu non ciblé au moment de leur utilisation et du danger à long terme qu'elles font courir aux civils.
La Russie a donc obtenu bien davantage encore qu'une simple victoire diplomatique. "Moscou a gagné sur tous les tableaux", souligne au Point.fr Philippe Migault, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques. "Non seulement elle se donne le statut de puissance sage et clairvoyante, mais elle a coupé l'herbe sous le pied des partisans d'une intervention tout en maintenant l'avantage tactique indéniable de Bachar el-Assad sur les rebelles."
Piège tendu
Pour éviter de "tomber dans un piège", la France entend acter la proposition russe à l'ONU en déposant un projet de résolution contraignante au Conseil de sécurité, prévoyant le contrôle et le démantèlement des armes chimiques syriennes, et surtout le fait de déférer des responsables du massacre du 21 août devant la Cour pénale internationale (CPI). En vertu du chapitre 7 sous lequel s'inscrirait le texte, tout manquement de Damas à ses obligations légales autoriserait de facto le recours à la force en Syrie. Une initiative intéressante de la part de Paris, qui renvoie de la sorte le dossier syrien au Conseil de sécurité, seule instance légale pouvant autoriser des frappes en Syrie. Pas étonnant dès lors que Moscou, qui dispose d'un droit de veto, l'ait déjà qualifiée d'"inacceptable".
Autre limite, la neutralisation de l'arsenal chimique syrien, l'un des plus importants au monde (près de 1 000 tonnes), pourrait s'avérer extrêmement difficile pour les inspecteurs de l'ONU sur le terrain en proie à une guerre civile sanglante. "Si jamais Bachar el-Assad ne respectait pas ses engagements, en cachant, par exemple, une partie de son arsenal chimique, ces violations seraient très difficiles à prouver", fait remarquer François Géré. Là-dessus, le régime syrien pourrait s'inspirer de son plus proche allié. Cela fait en effet dix ans que l'Agence internationale de l'énergie atomique n'arrive pas à prouver l'existence d'un programme nucléaire militaire clandestin en Iran.
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