La question, pour une insurrection, est de se rendre irréversible. L'irréversibilité est atteinte lorsque l'on a vaincu, en même temps que les autorités le besoin d'autorité, en même temps que la propriété le goût de s'approprier, en même temps que toute hégémonie le désir d'hégémonie. C'est pourquoi le processus insurrectionnel contient en lui-même la forme de sa victoire, ou celle de son échec. En fait d'irréversibilité, la destruction n'a jamais suffi. Tout est dans la manière. Il y a des façons de détruire qui provoquent immanquablement le retour de ce que l'on a anéanti. Qui s'acharne sur le cadavre d'un ordre s'assure de susciter la vocation de le venger. Aussi, partout où l'économie est bloquée, où la police est neutralisée, il importe de mettre le moins de pathos possible dans le renversement des autorités. Elles sont à déposer avec une désinvolture et une dérision scrupuleuses.
A la décentralisation du pouvoir répond, dans cette époque, la fin des centralités révolutionnaires. Il y a bien encore des Palais d'Hiver, mais qui sont plus désignés à l'assaut des touristes qu'à celui des insurgés. On peut prendre Paris, ou Rome, ou Buenos Aires, de nos jours, sans remporter la décision. La prise de Rungis aurait certainement plus d'effets que celle de l’Élysée. Le pouvoir ne se concentre plus en un point du monde, il est ce monde même, ses flux et ses avenues, ses hommes et ses normes, ses codes et ses technologies. Le pouvoir est l'organisation même de la métropole. Il est la totalité impeccable du monde de la marchandise en chacun de ses points. Aussi, qui le défait localement produit au travers des réseaux une onde de choc planétaire. Les assaillants de Clichy-sous-Bois ont réjoui plus d'un foyer américain, tandis que les insurgés de Oaxaca ont trouvé des complices en plein cœur de Paris. Pour la France, la perte de centralité du pouvoir signifie la fin de la centralité révolutionnaire parisienne. Chaque nouveau mouvement depuis les grèves de 1995 le confirme. Ce n'est plus là que surgissent les menées les plus osées, les plus consistantes. Pour finir, c'est comme simple cible de razzia, comme pur terrain de pillage et de ravage que Paris se distingue encore. Ce sont de brèves et brutales incursions venues d'ailleurs qui s'attaquent au point de densité maximale des flux métropolitains. Ce sont des traînées de rage qui sillonnent le désert de cette abondance factice, et s'évanouissent. Un jour viendra où sera grandement ruinée cette effroyable concrétion du pouvoir qu'est la capitale, mais ce sera au terme d'un processus qui sera partout plus avancé que là.
comité invisible, L'insurrection qui vient