Dans un pamphlet, "Les temps modernes" (1956), les princes qui gouvernent la IVe République sont ainsi évoqués :
"Asseyez-vous bonnes gens, et regardez vos empereurs. Ils n'ont point de bottes ni d'éperons, les sceptres lourds ne s'inclinent plus au bout de leurs poings, ils ne montrent plus une large encolure encadrée d'épaulettes, ils ne portent plus une cuirasse d'acier bleu barrée par des sautoirs des Ordres, l'hermine ne couvre point leur échine vénérable. Ce sont d'inoffensifs et paisibles sexagénaires qui crachotent dans des cendriers. Sur les timbres-poste, ils auront mauvaise mine. Leur crâne chenu se penche et tout leur buste somnole, et ils n'ont même pas dans le regard la lueur féroce et rapide du regard des vieux doges. Leur bouche molle prononce des paroles bienveillantes, et, penchés sur des cartes, ils font des ronds avec ennui en promenant le bout de leurs doigts. Ce sont des Sages, bonnes gens, c'est-à-dire des cervelles endormies. Le monde se défait dans l'ombre et glisse lentement sur eux et sur nous comme sur le sable d'une carrière qui ensevelit une cabane. Eux, pareils à des horlogers poussifs, vérifient la marche de leur mécanique et ils prennent soin d'aller jouer au golf chaque matin pour ne pas s'épaissir le sang. Il leur importe que le monde entier achète ce qu'ils fabriquent et que personne ne se mêle de fabriquer la même chose qu'eux. Ils surveillent sur leur carte les immenses continents comme un commerçant ouvrant sa boutique regarde si un concurrent ne s'installe pas dans la rue. Que rien ne bouge sur ces larges papiers qui représentent nos longues plaines, nos plaines, nos villes, nos destins. Qu'aucune idée n'y plante son drapeau ! Qu'aucun peuple ne se lève ! Mais que, partout, dans ces vallées qu'ils suivent de leur ongle, se multiplient les postes à essence, les casseroles, les frigidaires, les boîtes de conserves et les bouteilles de coca-cola. Le monde entier s'endort comme eux et les peuples oublient leur propre visage. Eux, ferment les yeux et voient en songe des peuples innombrables, enfin tous semblables sous le regard du Seigneur, et ayant acquis les pensées modestes et les besoins compliqués qui en font de bons clients du grand magasin de la Civilisation. Nous avions une idée, ils en ont fait une boutique. Ils ferment les yeux et ils contemplent les terres sous le ciel et ils rendent grâces parce qu'elles sont devenues un Prix Unique dont ils tiennent la caisse. Ce sont des vieillards paisibles et ils nous transformeront paisiblement en bétail, si nous les laissons continuer, plus sûrement qu'avec la baguette de Circé."
Maurice Bardèche