L'aventure avait début dix années auparavant : un groupe d'amis, issus d'expérience diverses et variées en politique, zone, extraction sociale, se retrouvaient dans un petit pub près du Colisée. Groupe hétérogène de chiens fous, d'hérétiques hallucinés, de transfuges de tous les autres mouvements : les princes des casse-couilles réunis. Une bande remuante et bravache, amoureuse des nuits d'aventure et de ribote, toujours prête à se bagarrer ou à boire un demi. Le parangon avec une chiourme de pirates fut immédiat, et le premier drapeau fixé au mur fut le Jolly Roger noir et blanc. Le pub devint rapidement zone franche, où ils se retrouvaient tous en milieu de nuit pour écluser maintes bières et attendre le jour, sans préjugés.
Certains d'entre eux avaient formé un groupe de rock au nom crypté et ésotérique, dont la première action réelle fut de tapisser la ville d'affiches et d'autocollants qui ne disaient rien d'autre que : Zetazeroalfa.
Après les premières semaines, il arrivait que des gens interpellent les équipes de colleurs mystérieux pour demander la signification de ce sigle mystérieux. Eux répondaient que c'était une nouvelle religion, ou le logo d'une marque de fusils à pompe, ou un jeu de loterie... Sans remord, ils répondaient n'importe quoi aux curieux ébahis. Rome aurait eu le temps de les connaître et de se dire "ah oui, tiens, c'était ça", l'important était de s'amuser. S'amuser des curieux et des têtes qu'ils faisaient.
Puis étaient venus les concerts : ils allaient partout où on les appelait, dans des endroits qu'ils n'auraient jamais imaginé, des déplacements en car de soixante places contre le monde, des vagabondages dans des lieux nouveaux. Certains endroits où les fasciétaient interdits d'entrée jusqu'alors, étaient obligés de se rendre devant la chiourme d'énergumènes désireux de se divertir qui se précipitaient et commençaient à f... le bordel.
Les spectateurs appréciaient ce goût particulier des choses défendues, prohibées autant par leurs camarades que par leur parti désireux de maintenir l'ordre et la discipline. D'accord, il y avait eu des débordements, et jusqu'à deux jours dans les cellules d'une prison spéciale. Le fait d'avoir été incarcérés pour avoir fait un concert et avoir giflé une dizaine d'imprudents anarcopunkcommunistes montrait bien combien la justice était partiale et différente selon les cas ; cette justice qui était plus lourdement "juste" pour eux que pour les autres, "contestataires" du monde mais protégés par le Parti des Gens du Bien ou par le Peuple des Honorables, qui étaient ceux de leurs pères.
Plus tard avaient commencé les actions de "panique médiatique", tractages en hurlant dans les centres commerciaux, manifestes faisant la réclame pour des hamburgers de chair humaine ; de beaux gestes insensés et gratuits, des messages ironiques et provocateurs lancés dans la nuit. Ils étaient fous, sans patron, ne votaient pas, ne se vendaient pas pour un plat de lentilles, et protestaient contre la dictature du sourire en riant aux éclats.
Ensuite le groupe a grandi, les années ont passé, il y a eu des prises de position, des reconnaissances, on les a trahis et félicités cent fois.
Puis il y a eu les disques, les livres, les familles et les premiers enfants, soignés comme un troupeau aimant, libres de se rouler par terre et de renifler. Encore après, ils ont décidé de se trouver une maison. Il suffisait de regarder autour de soi pour trouver l"un de ces endroits incroyablement oubliés, assez grand, vide depuis des lustres, dans les quartiers oubliés mais assez près du centre pour être en évidence, comme une fleur noir piquée sur le coeur de la ville. Ils avaient déjà réalisé d'autres squats, dans des lieux lointains et difficiles, en rase campagne et non habitables. Des châteaux, postes avancés, campements. A présent ils voulaient une véritable maison.
Un endroit comme ça semblerait difficile à trouver : c'est méconnaître Rome et ses gaspillages. Il y avait un palais de six étages, en parfait état, inhabité depuis dix ans, qui attendait près de la plus grande place de la ville, dans le quartier multiethnique par excellence et - mais cela on ne le disait jamais lors des manifestations officielles - déjà habité par beaucoup de "noirs" de confession politique plutôt que par couleur de peau. Juste à l'Esquilino, parmi les hauts palais bien alignés, les routes larges et ensoleillées à la mode française que les Savoia avaient imposées à la Rome des papes, il y avait un grand bâtiment vide parce qu'il ne pouvait plus héberger des bureaux, car il manquait des issues de secours et tout ce que les lois exigeaient ; il était toujours à la charge d'un ministère, et abandonné ainsi, dans la probable attente d'être privatisé.
Un beau jour, les habitants du quartier apprirent la perte d'un petit chat noir, recherché par de nombreuses affichettes sur les murs qui montrait son petit museau triangulaire et ses yeux jaunes écarquillés : le chat s'appelait Pound. Certains commencèrent à le rechercher activement, en entrant dans les grandes cours des copropriétés, des fois qu'il s'y serait perdu ou coincé.
En réalité, le chat n'avait jamais existé, il servait à justifier un itinéraire pour aboutir à l'intérieur d'un palais vide, inhabité, mais aux lumières allumées toute la nuit, sans avoir besoin de passer par la porte.
Domenico Di Tullio, Nessun Dolore