La conférence ne présenta pas beaucoup d'intérêt. Mon tour venu, d'une voix assez hésitante, je me suis contenté d'évoquer une réflexion qu'avait menée Husserl, au milieu des années trente, sur la crise de l'humanité européenne. Les racines de cette crise (si profondes que le phénoménologue se demandait même si l'Europe y survivrait), il les voyait au début des Temps modernes, c'est-à-dire au moment où, après Descartes et Galilée, la science avait commencé à réduire le monde à un simple objet d'exploration technique. C'est selon lui à partir de là que l'homme, projeté dans les disciplines spécialisées du savoir, avait commencé à se perdre peu à peu de vue, jusqu'à sombrer dans ce que Heidegger, disciple de Husserl, appelait "l'oubli de l'être".
Dans un de ses livres, Kundera revenait sur cette analyse en y apportant une correction capitale. Il y avait, selon lui, un lien étroit entre les racines de cette crise et l'art européen du roman (le qualificatif "européen" ne désignant pas une entité géographique, mais une identité spirituelle née avec l'ancienne philosophie grecque et que l'on pourrait finalement associer au mot "occidental"). Car pour Kundera, le fondateur des Temps modernes, ce n'est pas seulement Descartes, c'est aussi Cervantès : "S'il est vrai que la philosophie et les sciences ont oublié l'être de l'homme, il apparaît d'autant plus nettement qu'avec Cervantès un grand art européen s'est formé qui n'est rien d'autre que l'exploration de cet art oublié."
Autrement dit, la raison d'être du roman serait précisément de nous protéger de cet oubli de l'être en tenant la vie sous un éclairage perpétuel. L'art du roman serait ainsi une déduction positive d'un malaise commençant avec les Temps modernes. Exprimé ainsi, on pouvait mieux comprendre les termes du problème : si le monde islamique avait généralement du mal avec le roman, c'était parce qu'il vivait, dans une grande partie, à une époque d'avant les Temps modernes, englué dans des archaïsmes incompatibles par essence avec ce qui fonde le roman : la liberté, la fantaisie et la suspension du jugement moral. A cet égard, le roman pouvait facilement devenir le terrain d'opposition entre deux civilisations.
Florian Zeller, La fascination du pire