Le maître de mon premier journalisme avait lu Maurras. Dans la province catholique, à la veille de l'août 14, c'était une lecture quasi obligatoire, un peu comme le fut celle de Sartre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les socialistes qui régnaient en maîtres sur les banlieues dénoncèrent un malfaiteur intellectuel ; les démocrates-chrétiens, qui voulaient en faire autant sur les paroisses, accusèrent un sophiste païen de défendre l'ordre catholique pour dissoudre l'esprit évangélique. Lire Maurras, c'était vendre son âme au diable, prêter son intelligence à la bêtise réactionnaire, sacrifier le siècle des Lumières aux siècles de l'obscurantisme inquisitorial, préférer le pouvoir absolu d'un seul au nombre souverain, le château à la chaumière et, en prime pour les chrétiens rétifs à la discipline catholique et déjà protestants de désir, le pape au Christ. On aurait pu en rester là, puisqu'on savait de quoi il retournait ; on n'avait de cesse d'envenimer la querelle. Maurras ne se contentait pas d'avoir raison par sa dialectique ; il voulait par sa polémique marquer ses contradicteurs au fer rouge pour les punir d'avoir eu tort. Ses adversaires lui rendaient la pareille, se payaient sur la bête eux aussi, avec des manières perfides mais moins roides et et même douceâtres ; devant Maurras-Thénardier tantôt Jean Valjean, tantôt Mgr Myriel.
Une école de pensée recomposait l'histoire de France comme si la révolution de 1789 n'avait pas eu lieu et comme si son héritage idéologique serait bientôt liquidé : il lui fallait séduire pour convaincre. Un journal de combat prolongeait la polémique ad hominem du XIXe siècle, la haussant au paroxysme de la colère et de l'outrage : on y prenait comme un malin plaisir à se faire détester. Le légiste Maurras était le maître de l'un ; le protestataire Maurras, le maître de l'autre. Il tenait les deux rôles, sans lassitude, sans embarras, persuadé de pouvoir les tenir ensemble, en même temps. C'était un petit homme gris, barbichu, pauvre, désintéressé, muré dans sa surdité. Il portait lorgnon, cisaillait les franges d'un veston élimé, se promenait à travers Paris enveloppé dans un vaste manteau jaunâtre de gangster américain. Un flot de paperasse, de dossiers poussiéreux, de livres écornés envahissait un cagibi empestant l'encre, qui lui servait de bureau à l'imprimerie de son journal. Il écrivait la nuit, dans une rumeur de fronde, des articles interminables, nourris d'une Grèce qui ne devait rien à Dionysos, emportés par une humeur intraitable, soutenus par une logique à la fois impérieuse et subtile, surchargés de référence à une romanité néoclassique, traversés souvent d'injures homériques.
On l'idolâtrait dans les salons où la Restauration était une idée fixe ; mais beaucoup d'intellectuels, qui attendaient la gloire sans trop préparer leur carrière, le commentaient avec enthousiasme. Plusieurs générations de catholiques de droite moururent sans sacrements pour demeurer fidèles à sa doctrine ; des milliers de petites gens se privèrent de sucre ou de tabac pour fournir à sa propagande les moyens de comploter à ciel ouvert.
Pol Vandromme, Bivouacs d'un hussard