Dans l’esprit de Monnet, les fusions économiques et les intégrations politiques devaient se suivre dans tous les domaines possibles au fur et à mesure des besoins conjoncturels pour aboutir à la fédération parfaite : les Etats-Unis d’Europe, eux-mêmes destinés d’ailleurs à devenir, selon lui, dans ses Mémoires, l’un des régions d’un monde unifié : « [...] et la communauté [européenne] elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation mondiale de demain. »
Ainsi, le plan « monettiste » qui influencera tous les accords et traités européens partait de ce postulat : les nations européennes sécrétant en elles-mêmes l’excès nationaliste se discréditent ; il faut donc faire disparaître l’entité étatique et la fondre dans une « Nation européenne » à laquelle il conviendra d’ajouter « un carcan institutionnel et administratif commun et unique. Ce sera alors l’établissement d’une Europe fédérale affranchie du poids des siècles et des contraintes de la géographie, sans plus de référence aux réalités nationales ».
L’une des caractéristiques de la pensée monettiste est la primauté de l’idéologie technicienne : « une autorité supranational détachée des servitudes de la diplomatie et du parlementarisme traditionnels, chargée de la gestion technique d’un marché économique » (E. Roussel). Et, en effet, l’influence de l’idée de l’intégration selon Jean Monnet sera perceptible dans l’évolution postérieure jusqu’à la « gouvernance européenne » attachée à la recherche de l’efficacité du « processus » décisionnel par la promotion de la multiplicité et de la complexité des procédures, la désincarnation du pouvoir et sa dépolitisation, le refus de toute définition identitaire européenne, notamment dans le cadre des élargissements successifs. Monnet est bien le père d’une conception du pouvoir assez peu mise en lumière, « gouvernance », comitologie, conciliation, co-décision, etc., « la dépolitisation comme mode de gouvernement dominant de l’Europe institutionnelle » (A. Smith), et « mode de décision politique qui ne suppose pas l’existence préalable d’une forte identité civique » (P. Magnette) mais favorise sa nature élitaire telle que l’a pratiquée et promue Jean Monnet.
Christophe Réveillard, Mythes et polémiques de l’histoire