Il est 1 h 23 ce 26 avril 1986 quand le réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl (Ukraine) explose. Outre un défaut de conception des réacteurs RBMK, les opérateurs se sont lancés, cette nuit-là, dans un test coupant les circuits de sécurité. Une erreur magistrale qui aboutit au plus grave accident de l'histoire du nucléaire civil. Mais les autorités soviétiques n'en informent personne et ce sont les experts suédois qui, deux jours plus tard, sonnent l'alerte en constatant une forte élévation de la radioactivité dans l'air. La plupart des pays décident, au fil des jours, de mesures de sauvegarde, interdisant, comme l'Italie ou l'Allemagne, la consommation de fruits et légumes frais ou recommandant la prise préventive d'iode. Mais, en France, l'information délivrée à la population n'a rien à envier à celle du Kremlin. Rien ne bouge, car un homme veille, se dressant contre l'évidence et niant tout danger. Pierre Pellerin, 63 ans, est un pur produit de la nucléocratie. Médecin, agrégé de biophysique, il a fondé le Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI) en 1956, dépendant à l'origine de l'Inserm, et a fini par concentrer tous les pouvoirs de contrôle, de décision et d'information. "C'était la Jeanne d'Arc de l'atome, il avait entendu des voix. Et puis tout le monde avait peur de lui", raconte Jean-Claude Zerbib, qui travaillait au centre d'études nucléaires de Saclay. De permanence lorsque le nuage passa sur la région, il voit avec ses collègues les niveaux de radioactivité s'élever dans qu'il soit question de diffuser l'information.
Pierre Pellerin est un croisé du nucléaire, autoritaire, un militant de l'atome qui a une vision toute particulière de la sécurité. En 1974, dans les annales des Mines, il conseillait ainsi de "ne pas développer de façon excessive les mesures de sécurité dans les installations nucléaires afin qu'elles ne provoquent pas une anxiété injustifiée". Dans les jours qui suivent l'explosion, il multiplie les communiqués rassurants, suivi par les ministres concernés. Le 30 avril, le SCPRI annonce ainsi sur certaines stations du Sud-Est "une légère hausse de radioactivité non significative pour la santé publique" ; le 2 mai, que "les prises d'iode préventive ne sont pas justifiées". Tandis que les pays européens multiplient les mesures, excédé par les questions des journalistes, il propose d'"aller en costume jusqu'à 1 500 mètres de l'usine pour en mesurer la radioactivité. Il faut lutter contre la psychose ridicule qui se répand dans la population". C'est cette attitude pontifiant et arrogante qui ne sera pas pardonnée à Pellerin quand, le 10 mai, le scandale éclate. Ecologistes et journalistes le mettent au supplice et le forcent à avouer au journal télévisé que le nuage a survolé la France et que "la radioactivité atmosphérique en France près l'accident de Tchernobyl a été jusqu'à 400 fois supérieure à celle observée habituellement, tout en restant très au deçà des seuils dangereux".
Et de rétorquer, quand on lui demande pourquoi il a tant tardé à donner ces informations : "Je ne suis pas une agence de relations publiques." Ainsi, après quinze jours d'explications incompréhensibles, on s'aperçoit que les autorités ont menti, et de façon la plus ridicule. Les experts mandatés par la juge Marie-Odile Bertella-Geoffroy, chargée de l'instruction pour "tromperie aggravée", estimeront dans leur rapport du 25 novembre 2005 que "la restitution par le SCPRI des informations n'a été ni complète ni précise, et certaines valeurs ont été occultées (...) La publication de valeurs moyennes était de nature à masquer les pics de contamination". Un travail inutile puisque, vingt-cinq ans après les faits, Pierre Pellerin écope d'un non lieu, le parquet s'étant associé à cette demande.
De l'autre côté du Rideau de fer, le mensonge est de qualité soviétique. Il faut alors disposer de satellites pour repérer les catastrophes ou que celles-ci soient suffisamment graves pour affoler les capteurs occidentaux. A quoi il faut ajouter une foi inébranlable des dirigeants dans leur industrie nationale : "Nos centrales nucléaires ne présentent aucun risque. On pourrait les construire sur la place Rouge. Elles sont plus sûres que nos samovars", déclarait l'académicien Anatoli Alexandrov avant l'explosion. Après la catastrophe, aucune évaluation n'est immédiatement décidée et les populations sont soumises à d'énormes taux de radioactivité. Le 1er mai, on n'annule pas la Fête du travail à Kiev, à 140 kilomètres de là, pour ne pas paniquer les habitants. "Il y a moins de 100 blessés, déclare le vice-ministre de l'Aviation civile, Mikhaïl Timofeiev, alors en visite à Washington. Les rumeurs à propos de l'accident sont un peu exagérées. Il ne s'agit pas d'une catastrophe, mais d'un accident, et cet accident n'aura en aucune manière d'effets nuisibles sur quoi que ce soit." Ce sont les "liquidateurs", ces 600 000 à 800 000 soldats envoyés "nettoyer" la centrale et ses environs, munis de protections dérisoires, qui vont payer le plus lourd tribut. "Je ne crois pas qu'une telle catastrophe aurait pu se produire dans un autre pays que l'URSS, témoigne le photographe Igor Kostine dans son livre "Tchernobyl, confessions d'un reporter". Dès le début des années 80, de petits incidents se sont succédés à Tchernobyl, sans que personne en parle vraiment. Les autorités minimisent tout, parlent de réparations, de nettoyage de routine, n'informent personne, et certainement pas la population. En 1982, pendant une opération de rechargement du combustible, le coeur du premier bloc est même endommagé, laissant échapper d'importantes doses d'éléments radioactifs." Plus pessimiste encore, la journaliste et essayiste Galia Ackerman, commissaire de l'exposition "Il était une fois Tchernobyl", présentée à Barcelone en 2006, et qui témoigne dans le même ouvrage : "Par-dessus tout, Tchernobyl reste un trou noir de l'information, les données sur l'étendue et les suites de la catastrophe ayant d'emblée été falsifiées par le gouvernement soviétique. Aucune association antinucléaire, ni l'OMS, ni le lobby nucléaire ne pourront établir la vérité complète."
Le Point n°2010