La féminisation de la société va de pair avec l’infantilisation. Quand l’enfant est roi, ce sont les femmes qui exercent la régence ! La distinction de sexe est donc désormais à manier avec précaution. Il est entendu qu’il n’y a plus de « chef de famille », et que les femmes peuvent faire tout ce que peuvent faire les hommes, mais que les hommes ne peuvent pas faire tout ce que peuvent les femmes (accoucher, par exemple). On distingue le sexe et le « genre » pour accréditer l’idée que l’identité sexuée ne s’acquiert que socialement. En abolissant le plus possible les rôles sociaux masculines-féminins, on pose l’égalité comme similitude (et la hiérarchie comme synonyme d’exclusion, alors que la hiérarchie est d’abord inclusion et englobement du contraire, comme l’a montré Louis Dumont). On croit réhabiliter le hors-norme en en faisant une norme parmi d’autres. On fait du « droit à l’enfant » un absolu, « sans apercevoir que ce qui distingue avant tout une famille humaine d’une famille animale est d’être instituée en référence à un système symbolique de parenté ». On confond l’autorité et le pouvoir en englobant les deux notions sous le terme de « domination », ce qui permet de faire croire que les femmes ont de tout temps été des victimes. En faisant croire à son partenaire qu’elle prend la pilule, une femme peut se faire faire un enfant et exiger ensuite de celui qu’elle a ainsi mystifié qu’il paie pour élever cet enfant. Elle peut aussi décider seule de l’avortement d’un enfant conçu à deux.
Rien ne résume mieux cette évolution que celle du statut attribué à l’homosexualité. S’il y a cinquante ans, « l’apologie de l’homosexualité » tombait sous le coup de la loi, aujourd’hui c’est « l’homophobie » qui peut faire l’objet d’une sanction pénale, à tel point que dans les écoles on organise désormais des campagnes visant à « sensibiliser les enfants à l’homophobie » (sur le thème : « On a tous le droit d’aimer »). Quelle que soit l’opinion que l’on puisse avoir sur l’homosexualité, le rapprochement de ces deux faits a quelque chose de sidérant. Voici un demi-siècle, l’homosexualité était de façon assez ridicule présentée comme « honteuse » ou « anormale », aujourd’hui elle est devenue si admirable qu’il est interdit de dire qu’on ne l’apprécie pas. Dans l’un et l’autre cas, c’est la liberté qui n’y trouve pas son compte.
Bien entendu, l’homme compassionnel n’est pas forcément un homme compatissant, pas plus que la moraline n’est la morale ou la sensiblerie, la sensibilité. Quand on veut avoir de l’amour pour tout le monde (agapè), on n’en a en réalité pour personne : ce qui se gagne en intensité se perd en extension. On tombe alors dans la pose avantageuse ou dans la pétition de principe. Dans l’alibi et dans la bonne conscience. Cet amour indifférencié dérive subrepticement du souci de soi. Il relève d’une forme « d’altruisme » qui n’est que de l’égoïsme déguisé : « C’est pour ne pas souffrir moi-même que je ne veux pas que l’autre souffre, et je m’intéresse à lui pour l’amour de moi. »« Moins il y a d’humanité, remarque Michel Maffelosi, plus l’humanitarisme bien-pensant pousse la chansonnette d’un humanisme étriqué et sclérosé qui, telle la scholastique inquisitoriale des XVIIe, XVIIIe siècles, est incapable de reconnaître la puissante vitalité des modes de vie alternatifs et de l’hétérodoxie théorique. »
Dans son Essai sur la révolution, Hannah Arendt s’était livrée à une critique dévastatrice de la « politique de la pitié », montrant notamment qu’elle était le contraire même d’une politique social, et même d’une politique tout court. « Le point fondamental, souligne Myriam Revault d’Allonnes, est qu’avec la politique de la pitié, c’est la notion de people qui voit son acception profondément modifiée et même, aux yeux d’Arendt, dénaturée. Le peuple citoyen – celui qui participe à l’agir-ensemble, au pouvoir en commun – devient le peuple souffrant, celui des malheureux et des victimes. » Un tel « peuple » ne cherche plus à s’afficher comme une puissance politiquement souveraine, mais à surenchérir dans la concurrence victimaire et lacrymale. Avec la politique de la pitié, c’est la politique elle-même qui finit par faire pitié.
Alain de Benoist, Les démons du bien