Pavlov aurait vu là un bel exemple de réflexe conditionné. Car l’affaire se présente selon un scénario toujours identique : un scientifique publie, seul ou avec plusieurs de ses collègues, dans un contexte en général académique et austère, un travail évoquant, données expérimentales à l’appui, une possible origine génétique des différences d’intelligence entre les groupes humains et aussitôt les esprits s’enflamment. Sur un mode précis : celui de l’ironie méprisante et de la dénonciation. On a connu cela hier, avec les affaires Jensen, Eysenck, Herrnstein, Shockley, Rushton, etc. La plus récente de ces cabales est l’affaire Herrnstein-Murray. Le premier, Richard Herrnstein, psychologue de l’université de Harvard, et de surcroit récidiviste, est aujourd’hui décédé. Le second, Charles Murray est un sociologue travaillant à l’American Entreprise Institute. Tous les deux sont les auteurs d’un gros pavé de 845 pages, édité chez Free Press à New York : The Bell Curve. Intelligence and Class Structure in American Class. C’est à propos de ce livre que la polémique s’est rallumée.
Le titre fait référence à la courbe en cloche, c’est-à-dire à la célèbre courbe de Gauss qui exprime, sous forme d’un graphique, la distribution des niveaux de QI (quotient intellectuel) au sein d’une population : peu d’individus aux deux extrémités et une importante population au niveau de la moyenne. Dans cet ouvrage, Murray et Herrnstein présentent toutes les données dont on dispose actuellement sur les différents QI entre les individus, les groupes sociaux et les races. En ce qui concerne les pratiques sociales, ils affirment que les programmes compensatoires (affirmative action) en faveur des Noirs et des autres minorités ethniques, sont voués à l’échec. Ils assurent en outre que les Etats-Unis se diviseront de plus en plus en deux mondes : une « élite cognitive » d’origine principalement européenne et asiatique, un sous-prolétariat financièrement et intellectuellement défavorisé, beaucoup plus coloré.
Plus encore que les précédentes affaires, cette affaire a suscité outre-Atlantique un nombre d’articles et de débats dont le public français peut difficilement avoir idée, cependant que The Bell Curve se haussait rapidement au niveau des best-sellers. Dans la presse hexagonale, l’ouvrage a aussi été commenté, mais en des termes allusifs (la plupart des commentaires n’avaient visiblement pas eu la curiosité de se reporter au livre) et surtout fort simplistes, l’idée générale étant que tout cela est, non seulement politiquement très incorrect, mais aussi parfaitement absurde, si bien que le monde scientifique s’accorderait unanimement pour dénoncer les sottises de Herrnstein et Murray. Cinq ans après sa parution, l’ouvrage n’a pas été traduit en français. (...) Contrairement à ce qu’on a pu lire un peu partout en France, le monde académique, et plus spécialement celui des spécialistes de psychologie et de génétique, est loin d’être hostile aux auteurs de The Bell Curve. On peut même affirmer, sans risque d’être démenti, qu’il s’accorde dans sa vaste majorité pour estimer que des facteurs génétiques interviennent de façon décisive dans la détermination des facultés mentales.
Yves Christen, Eléments n°97, janvier 2000