En octobre dernier, une « transhumance urbaine » réunissant des éleveurs et leurs brebis a été organisée à Lyon pour protester contre le puçage électronique. Alors que les protestations bretonnes dits des « bonnets rouges » – qui défendent notamment l’agriculture productiviste au nom de l’emploi– font la une des médias, celles des petits éleveurs résistant depuis plusieurs années au puçage de leurs animaux sont largement passées sous silence. Ce mouvement est pourtant au cœur des mutations industrielles en cours, il mérite d’être soutenu et sorti de l’ombre.
A la suite des épizooties de fièvres aphteuses qui ont touché le nord de l’Europe en 2001, l’Union Européenne a engagé une vaste réforme de l’identification et de la traçabilité des ovins et des caprins, et imposé la généralisation des puces électroniques au nom de la « traçabilité », de la sécurité alimentaire et même, affirme-t-elle, de la protection de l’environnement. Depuis 2010-2011, l’identification des animaux domestiques et d’élevage est devenue obligatoire. Tous les chats nés après le 1er janvier 2012 doivent ainsi être tatoués ou – de plus en plus fréquemment – dotés d’une puce électronique (ou transpondeur) insérée sous la peau. La plupart des personnes n’ont sans doute pas entendu parler de cette mesure et ne se soucient guère de son application. Depuis le 1er juillet 2010, le puçage électronique des animaux d’élevage a également été rendu obligatoire pour toutes les nouvelles naissances d’ovins et de caprins. Cette mesure suscite, dans un silence assez général, l’opposition d’éleveurs qui veulent préserver leur existence et leur mode de vie.
L’électronisation, stade suprême de l’industrialisation
La généralisation du puçage des bêtes d’élevage à laquelle nous assistons couronne deux siècles de mutations et d’industrialisation de l’agriculture. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’élevage était complètement intégré au travail paysan. Les animaux étaient les partenaires des hommes, ils appartenaient au même monde mental et affectif. Animaux et paysans habitaient les mêmes maisons, travaillaient ensemble et subissaient en grande partie une condition partagée face aux élites dominantes. Cette proximité est très bien montrée par les historiens qui s’intéressent de plus en plus l’évolution de la condition animale et qui montrent toute l’importance d’intégrer les bêtes dans l’histoire des sociétés humaines.
Au XIXe siècle, l’agriculture, et la nature dans son ensemble, sont progressivement apparues comme des réserves de profits laissées en friche par des paysans routiniers. L’élevage commence alors à se transformer, dans les représentations comme dans les faits, en « productions animales ». L’animal devient une « machine » au même titre qu’un haut fourneau ou une mécanique textile, une machine vivante dont il faut extraire le maximum en utilisant toutes les ressources de la science, en leur appliquant les méthodes d’organisation du travail du taylorisme et de la grande usine. La « zootechnie », qui naît à cette époque, a pour mission de faire de l’élevage une activité rentable pour les industriels et pour la nation, elle est une science nouvelle qui entend appliquer à « la production animale » les principes de « la science expérimentale ». L’animal est pensé comme machine productive au moment même où le culte des machines s’impose partout. La finalité doit être le rendement et les zootechniciens se considèrent comme les « ingénieurs des machines vivantes ». Les bêtes elles-mêmes changent physiquement : plus grandes, plus lourdes, plus productives : une vache moyenne pesait 300 kg au milieu du XIXe siècle contre 500 kg dans l’entre-deux-guerres, certaines races atteignent des records comme la Limousine qui passe de 300 à 900 kg.
Depuis 1945, le processus s’est considérablement accéléré. Comme les semences qui sont de plus en plus contrôlées – on interdit l’échange de celles qui n’ont pas reçu d’agrément – les animaux doivent être contrôlés, surveillés, agréés. De plus en plus, seuls les mâles conformes génétiquement doivent être employés pour la reproduction, et toutes les évolutions vont dans le même sens : la mise en place d’une filière très productive, rationalisée, fondée sur l’application des dernières méthodes scientifiques et des dernières technologies. L’Etat, l’Europe et les grands industriels du secteur font cause commune au nom de la défense de l’intérêt public pour les premiers, et de l’accroissement de leurs profits pour le second.
Résistances et protestations
Pourtant, de nombreux éleveurs dénoncent cette grande transformation en cours. En dépit de leur dispersion et de leur faible capacité à se faire entendre, les oppositions à cette électronisation et ses effets s’accroissent. Dans un bilan consacré à l’avancée de l’identification électronique rédigé en juillet 2013, les autorités estimaient qu’au 1er janvier 201 environ 75% des reproducteurs ovins et caprins portaient désormais « une boucle électronique ». Pourtant, seuls 13 833 exploitations avaient électronisé leurs troupeaux à 100%, soit 15% de l’ensemble des 93 387 exploitations recensées en France. Ce sont surtout les exploitations les plus grosses, les plus concentrées, qui ont franchi le pas. Dans ce secteur où domine la masse des petits troupeaux, la plupart des éleveurs repoussent en effet cette électronisation et dénoncent ses effets.
Le collectif « Faut pas pucer » notamment, qui milite contre la généralisation du puçage, appelait dès 2011 à un boycott de cette pratique. Alors que « l’identification électronique » se généralise peu à peu, la lutte des éleveurs – apparemment limitée ou sectorielle – acquiert la dimension d’un combat universel. En 2012, des groupes d’opposants se mettent en place et des rencontres ont lieu dans le Tarn, les Alpes-de-Haute-Provence ou en Ariège. Dans ces régions de montagne où subsiste un élevage à taille humaine, des éleveurs se réunissent et organisent des marches pacifiques et diverses actions de désobéissance.
En février 2012, « faut pas pucer » a ainsi organisé « une manifestation citoyenne » à Albi afin « de faire prendre conscience aux gens, et également aux fonctionnaires qui appliquent les directives, des conséquences d’une information forcenée telle qu’elle a lieu de nos jours ». En décembre 2012 une déclaration sur le « refus du puçage électronique des animaux d’élevage » est adoptée, des appels à la désobéissance sont lancés pour inviter les citoyens à soutenir les éleveurs qui s’opposeraient à la mesure. Un collectif d’éleveurs basques voit aussi le jour en avril 2013, alors que des protestations émergent dans les autres pays européens comme l’Allemagne. La confédération paysanne a réuni, en octobre 2013, 800 signatures d’éleveurs sur une pétition remise à la préfecture.
Au nom de l’hygiène et de la sécurité
Les raisons de s’opposer sont nombreuses. La généralisation de l’identification électronique des bêtes n’est pas une simple mesure neutre, qui irait dans le sens du progrès à travers l’application de l’informatique et de ses outils au service de l’amélioration de l’hygiène et de la sécurité. Il s’agit d’abord d’une mesure profondément politique en ce sens qu’elle transforme le monde, privilégie certains intérêts aux dépens d’autres. Elle favorise ainsi les industriels de la viande contre les petits éleveurs. Les entreprises d’abattage et les plus gros éleveurs ont d’ailleurs été les précurseurs et les principaux gagnants du puçage, et ils ont beaucoup investi dans l’identification électronique. La réglementation européenne accentue la crise du petit élevage au profit des plus gros, beaucoup d’agriculteurs semblent en effet préférer l’abandon de l’élevage d’appoint des petits ruminants plutôt que de courir le risque de perdre les primes octroyées à l’exploitation céréalière qui assurent la viabilité de leur entreprise. Le chantage aux subventions fonctionne ici à plein.
Les raisons de s’opposer à l’électronisation de l’élevage sont nombreuses. Cette réglementation entraîne ainsi un surcoût considérable – de l’ordre de 18 millions d’euros en France – difficile à supporter pour les petits éleveurs déjà en difficulté. L’opposition se fait aussi au nom de la lutte contre l’agriculture productiviste qui a déjà mille fois montré ses limites et dangers ; au nom de la défense des petits troupeaux qui jouent un rôle si important pour la préservation de la vie sociale des petites communes comme des paysages ruraux – pensons simplement à la façon dont les pâturages, en maintenant les milieux ouverts, favorisent la biodiversité et contribuent à limiter les risques d’incendie.
Pour beaucoup d’éleveurs, l’hostilité à l’informatisation tient aussi au refus de l’encadrement excessif et à la défense de leur dignité. « L’électronisation des brebis », n’a en effet aucune utilité pour les éleveurs car le puçage d’abord d’un souci d’optimisation du cheptel et de la main-d’œuvre humaine par les entreprises du secteur. Comme le montre notamment la sociologue Jocelyne Porcher dans son travail sur l’élevage, ici la technique n’est pas mise au service des intérêts de certains groupes industriels, dans la continuité des mutations qui ont affecté l’élevage depuis deux siècles. A travers cette mesure technique apparemment neutre, ce sont les liens d’affection et d’échange, qui caractérisaient la relation de l’éleveur et de ses bêtes, qui sont mis à mal au profit d’un processus d’industrialisation toujours plus poussé.
Les systèmes techniques visant à la traçabilité des bêtes, au nom de l’hygiène, de la sécurité alimentaire, voire de la protection de l’environnement, sont un exemple caricatural du gigantesque processus de technologisation en cours et des résistances qu’il suscite. Ici comme dans de nombreux autres secteurs, les outils électroniques tendent à faire des acteurs humains de purs gestionnaires, des techniciens réduits au rôle d’appendices du macro-système industriel. A cet égard, l’expérience des éleveurs et leur combat actuel a une valeur plus générale, elle témoigne de l’informatisation à marche forcée du monde, de ses mécanismes coercitifs, de la difficulté à s’y opposer alors qu’elle est présentée comme l’évolution naturelle vers une société plus sécurisée et mieux organisée.
A la suite des épizooties de fièvres aphteuses qui ont touché le nord de l’Europe en 2001, l’Union Européenne a engagé une vaste réforme de l’identification et de la traçabilité des ovins et des caprins, et imposé la généralisation des puces électroniques au nom de la « traçabilité », de la sécurité alimentaire et même, affirme-t-elle, de la protection de l’environnement. Depuis 2010-2011, l’identification des animaux domestiques et d’élevage est devenue obligatoire. Tous les chats nés après le 1er janvier 2012 doivent ainsi être tatoués ou – de plus en plus fréquemment – dotés d’une puce électronique (ou transpondeur) insérée sous la peau. La plupart des personnes n’ont sans doute pas entendu parler de cette mesure et ne se soucient guère de son application. Depuis le 1er juillet 2010, le puçage électronique des animaux d’élevage a également été rendu obligatoire pour toutes les nouvelles naissances d’ovins et de caprins. Cette mesure suscite, dans un silence assez général, l’opposition d’éleveurs qui veulent préserver leur existence et leur mode de vie.
L’électronisation, stade suprême de l’industrialisation
La généralisation du puçage des bêtes d’élevage à laquelle nous assistons couronne deux siècles de mutations et d’industrialisation de l’agriculture. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’élevage était complètement intégré au travail paysan. Les animaux étaient les partenaires des hommes, ils appartenaient au même monde mental et affectif. Animaux et paysans habitaient les mêmes maisons, travaillaient ensemble et subissaient en grande partie une condition partagée face aux élites dominantes. Cette proximité est très bien montrée par les historiens qui s’intéressent de plus en plus l’évolution de la condition animale et qui montrent toute l’importance d’intégrer les bêtes dans l’histoire des sociétés humaines.
Au XIXe siècle, l’agriculture, et la nature dans son ensemble, sont progressivement apparues comme des réserves de profits laissées en friche par des paysans routiniers. L’élevage commence alors à se transformer, dans les représentations comme dans les faits, en « productions animales ». L’animal devient une « machine » au même titre qu’un haut fourneau ou une mécanique textile, une machine vivante dont il faut extraire le maximum en utilisant toutes les ressources de la science, en leur appliquant les méthodes d’organisation du travail du taylorisme et de la grande usine. La « zootechnie », qui naît à cette époque, a pour mission de faire de l’élevage une activité rentable pour les industriels et pour la nation, elle est une science nouvelle qui entend appliquer à « la production animale » les principes de « la science expérimentale ». L’animal est pensé comme machine productive au moment même où le culte des machines s’impose partout. La finalité doit être le rendement et les zootechniciens se considèrent comme les « ingénieurs des machines vivantes ». Les bêtes elles-mêmes changent physiquement : plus grandes, plus lourdes, plus productives : une vache moyenne pesait 300 kg au milieu du XIXe siècle contre 500 kg dans l’entre-deux-guerres, certaines races atteignent des records comme la Limousine qui passe de 300 à 900 kg.
Depuis 1945, le processus s’est considérablement accéléré. Comme les semences qui sont de plus en plus contrôlées – on interdit l’échange de celles qui n’ont pas reçu d’agrément – les animaux doivent être contrôlés, surveillés, agréés. De plus en plus, seuls les mâles conformes génétiquement doivent être employés pour la reproduction, et toutes les évolutions vont dans le même sens : la mise en place d’une filière très productive, rationalisée, fondée sur l’application des dernières méthodes scientifiques et des dernières technologies. L’Etat, l’Europe et les grands industriels du secteur font cause commune au nom de la défense de l’intérêt public pour les premiers, et de l’accroissement de leurs profits pour le second.
Résistances et protestations
Pourtant, de nombreux éleveurs dénoncent cette grande transformation en cours. En dépit de leur dispersion et de leur faible capacité à se faire entendre, les oppositions à cette électronisation et ses effets s’accroissent. Dans un bilan consacré à l’avancée de l’identification électronique rédigé en juillet 2013, les autorités estimaient qu’au 1er janvier 201 environ 75% des reproducteurs ovins et caprins portaient désormais « une boucle électronique ». Pourtant, seuls 13 833 exploitations avaient électronisé leurs troupeaux à 100%, soit 15% de l’ensemble des 93 387 exploitations recensées en France. Ce sont surtout les exploitations les plus grosses, les plus concentrées, qui ont franchi le pas. Dans ce secteur où domine la masse des petits troupeaux, la plupart des éleveurs repoussent en effet cette électronisation et dénoncent ses effets.
Le collectif « Faut pas pucer » notamment, qui milite contre la généralisation du puçage, appelait dès 2011 à un boycott de cette pratique. Alors que « l’identification électronique » se généralise peu à peu, la lutte des éleveurs – apparemment limitée ou sectorielle – acquiert la dimension d’un combat universel. En 2012, des groupes d’opposants se mettent en place et des rencontres ont lieu dans le Tarn, les Alpes-de-Haute-Provence ou en Ariège. Dans ces régions de montagne où subsiste un élevage à taille humaine, des éleveurs se réunissent et organisent des marches pacifiques et diverses actions de désobéissance.
En février 2012, « faut pas pucer » a ainsi organisé « une manifestation citoyenne » à Albi afin « de faire prendre conscience aux gens, et également aux fonctionnaires qui appliquent les directives, des conséquences d’une information forcenée telle qu’elle a lieu de nos jours ». En décembre 2012 une déclaration sur le « refus du puçage électronique des animaux d’élevage » est adoptée, des appels à la désobéissance sont lancés pour inviter les citoyens à soutenir les éleveurs qui s’opposeraient à la mesure. Un collectif d’éleveurs basques voit aussi le jour en avril 2013, alors que des protestations émergent dans les autres pays européens comme l’Allemagne. La confédération paysanne a réuni, en octobre 2013, 800 signatures d’éleveurs sur une pétition remise à la préfecture.
Au nom de l’hygiène et de la sécurité
Les raisons de s’opposer sont nombreuses. La généralisation de l’identification électronique des bêtes n’est pas une simple mesure neutre, qui irait dans le sens du progrès à travers l’application de l’informatique et de ses outils au service de l’amélioration de l’hygiène et de la sécurité. Il s’agit d’abord d’une mesure profondément politique en ce sens qu’elle transforme le monde, privilégie certains intérêts aux dépens d’autres. Elle favorise ainsi les industriels de la viande contre les petits éleveurs. Les entreprises d’abattage et les plus gros éleveurs ont d’ailleurs été les précurseurs et les principaux gagnants du puçage, et ils ont beaucoup investi dans l’identification électronique. La réglementation européenne accentue la crise du petit élevage au profit des plus gros, beaucoup d’agriculteurs semblent en effet préférer l’abandon de l’élevage d’appoint des petits ruminants plutôt que de courir le risque de perdre les primes octroyées à l’exploitation céréalière qui assurent la viabilité de leur entreprise. Le chantage aux subventions fonctionne ici à plein.
Les raisons de s’opposer à l’électronisation de l’élevage sont nombreuses. Cette réglementation entraîne ainsi un surcoût considérable – de l’ordre de 18 millions d’euros en France – difficile à supporter pour les petits éleveurs déjà en difficulté. L’opposition se fait aussi au nom de la lutte contre l’agriculture productiviste qui a déjà mille fois montré ses limites et dangers ; au nom de la défense des petits troupeaux qui jouent un rôle si important pour la préservation de la vie sociale des petites communes comme des paysages ruraux – pensons simplement à la façon dont les pâturages, en maintenant les milieux ouverts, favorisent la biodiversité et contribuent à limiter les risques d’incendie.
Pour beaucoup d’éleveurs, l’hostilité à l’informatisation tient aussi au refus de l’encadrement excessif et à la défense de leur dignité. « L’électronisation des brebis », n’a en effet aucune utilité pour les éleveurs car le puçage d’abord d’un souci d’optimisation du cheptel et de la main-d’œuvre humaine par les entreprises du secteur. Comme le montre notamment la sociologue Jocelyne Porcher dans son travail sur l’élevage, ici la technique n’est pas mise au service des intérêts de certains groupes industriels, dans la continuité des mutations qui ont affecté l’élevage depuis deux siècles. A travers cette mesure technique apparemment neutre, ce sont les liens d’affection et d’échange, qui caractérisaient la relation de l’éleveur et de ses bêtes, qui sont mis à mal au profit d’un processus d’industrialisation toujours plus poussé.
Les systèmes techniques visant à la traçabilité des bêtes, au nom de l’hygiène, de la sécurité alimentaire, voire de la protection de l’environnement, sont un exemple caricatural du gigantesque processus de technologisation en cours et des résistances qu’il suscite. Ici comme dans de nombreux autres secteurs, les outils électroniques tendent à faire des acteurs humains de purs gestionnaires, des techniciens réduits au rôle d’appendices du macro-système industriel. A cet égard, l’expérience des éleveurs et leur combat actuel a une valeur plus générale, elle témoigne de l’informatisation à marche forcée du monde, de ses mécanismes coercitifs, de la difficulté à s’y opposer alors qu’elle est présentée comme l’évolution naturelle vers une société plus sécurisée et mieux organisée.
La Décroissance N°106