Tout paysan d'autrefois était un expert en écologie soutenable. Les pouvoirs publics l'étaient aussi : Colbert réglementait les coupes de bois pour assurer la reconstruction des forêts en faisant planter des chênes pour fournir des mâts aux navires 300 ans plus tard. Les sociétés anciennes et traditionnelles avaient compris qu'aucune vie sociale n'est possible sans prise en considération du milieu naturel dans lequel elle se déroule. Pour la génération de ma grand-mère et les précédentes, le gaspillage représentait le péché par excellence parce qu'il mettait en jeu la réserve toujours insuffisante des moyens de survie. Même dans l'ancienne bourgeoisie, la frugalité était encore au nombre des valeurs cardinales, car elle était censée permettre l'accumulation du capital.
Un profond changement de sens s'est accompli autour de la notion de gaspillage à l'ère des énergies fossiles. Depuis en gros deux siècles, notre civilisation n'a cessé de se comporter comme si les réserves naturelles étaient multipliables à l'infini, y compris la capacité de la nature et des écosystèmes à absorber tout déchet.
Il faut consommer, c'est le mot d'ordre, c'est même devenu un devoir. On consomme et on jette à la poubelle ! Produits vite obsolescents, vite démodés, vite cassés, conçus pour être remplacés au lieu de pouvoir être réparés : à la poubelle ! Emballages et partout et pour tout : à la poubelle ! Industries polluant massivement et rejetant quantité de produits toxiques : à la poubelle ! En Europe, la production de déchets par an et par habitant est en moyenne, pour 2009, de 524 kilos ! Aux États-Unis, c'est le double. Et les municipalités qui gèrent ces déchets prévoient de devoir doubler leur capacité de traitement d'ici 2020. En 2008, on a pu voir de manière spectaculaire, dans la ville de Naples en Italie, ce qui arrive lorsque les ordures ne sont pas ramassées. La ville fut littéralement submergée en quelques semaines ! Il faut comparer à l'URSS qui, en pénurie de biens de consommation oblige, n'avait pas besoin d'organiser de ramassage d'ordures puisque pratiquement rien n'était jeté et que le moindre déchet avait son utilité et était recyclé.
Tous les ans, il faut trouver de la place pour stocker ou, dans le meilleur des cas, trier et recycler ces millions de tonnes de déchets. Dans le pire des cas, ils sont incinérés pour ne fournir qu'un peu de chaleur et beaucoup de pollution. Souvent, ces déchets sont exportés par cargo dans les pays pauvres où ils sont soit entreposés de manière peu scrupuleuse, soit recyclés dans des conditions atroces pour les travailleurs, notamment dans le cas de l'électronique et de la ferraille. Dans ces pays pauvres, on laisse les déchets s'accumuler à même la rue ou s'entasser à la lisière des villes, sans traitement, ce qui crée ainsi des zones toxiques et insalubres qui deviennent le lieu de résidence des plus pauvres parmi les pauvres.
Parfois même, ces pays servent de dépotoir illégal pour les pires déchets toxiques des industries du monde entier. Ces trafics, gérés par des mafias, sont de véritables bombes à retardement écologiques car nul ne sait où sont jetées les matières toxiques. Nul ne sait quel sera l'effet d'une telle pollution. Un exemple très parlant est celui de la côte somalienne où, au cours des années 1990 et 2000, les mafias napolitaines, spécialisées dans le traitement de produits hautement toxiques (acides, ammoniaques, etc.), profitaient de l'anarchie locale et de l'absence de gouvernement pour jeter ceux-ci par cargaisons entières à la mer. Pas étonnant que les pêcheurs du coin, se retrouvant vite avec une mer sans poissons, aient dû s'adapter aux circonstances en s'improvisant pirates !
Ce dernier cas n'est pas rare. C'est un exemple d'une conséquence différée dans le temps, et lointaine, de notre mode de vie. Nous polluons notre écosystème depuis longtemps et de manière massive : l'extraction de minerai est extrêmement dévastatrice, la pollution chimique est terrible pour les sols, notamment agricoles ; les pires poisons sont des dérivés du pétrole (pesticides, plastiques, produits chimiques nocifs) ou des éléments issus de la combustion du pétrole et du charbon (oxyde de nitrogène, etc.). Nous oublions que cela a des conséquences. Et lorsqu'un de nos proches souffre d'un cancer, nous blâmons la fatalité ou regrettons l'incapacité de la médecine à le soigner. Nous considérons normal un mode de vie malade, hautement aberrant et non durable. Nous allons le payer cher.
L'OMS s'est penchée sur la mortalité liée à la présence de substances chimiques dans l'environnement. Résultat : en 2004, la pollution chimique a provoqué 4,9 millions de morts (soit 8,3% de la mortalité totale). A titre de comparaison, l'impact des substances chimiques est plus important que celui des cancers, qui représentent 5,1% du total d'années de vie perdues. 54% des dégâts liés aux substances chimiques ont des conséquences sur les enfant de moins de 15 ans. 70% des maladies sont dues à l'association de polluants atmosphériques multiples. Cette étude se limite uniquement à "l'impact connu d'un nombre de substances chimiques limité", et ajoute que "l'impact inconnu pourrait être considérable".
Piero San Giorgio, Survivre