C’est finalement par une note de service du 5 septembre 1991, signée par Bernard Grasset, directeur général de la police nationale, que le fonctionnement de la BAC est fixé précisément et que toute autre appellation est proscrite. Le DGPN encourage l’utilisation de ces « formations ayant pour vocation de lutter essentiellement contre la petite et moyenne délinquance, notamment par la recherche du flagrant délit ».
Le 10 juillet 1993, après les députés, les sénateurs approuvent une réforme du code pénal défendue par Charles Pasqua sur le durcissement des contrôles d’identité : « L’identité de toute personne, quel que soit son comportement, peut être contrôlée pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment une atteinte à la sécurité des personnes et des biens. »C’est une rupture importante qui va permettre de généraliser les polices de choc et d’intensifier le harcèlement social.
Ces nouvelles dispositions juridiques engendrent l’ouverture d’un gigantesque marché policier de l’interpellation qui met en œuvre une nouvelle forme de quadrillage du territoire par des unités commando déployées de manière semi-autonome dans les quartiers populaires. Selon le ministre de l’Intérieur, vieux praticien du quadrillage colonial, il faut désormais passer d’une « police d’ordre » à une « police de sécurité ». Quelques mois plus tard, Charles Pasqua tient à présenter lui-même la nouvelle BAC mise en place, à son initiative, dans la capitale par la préfecture de police de Paris. Cette « brigade de choc » est composée de 200 gardiens de la paix et de 65 gradés. Le 28 avril 1994, au cours d’une table ronde, il présente un plan sur la sécurité intérieure et annonce un programme industriel : « S’attacher [...] à poser les fondements d’une nouvelle organisation de la police nationale, lui apporter de nouvelles conditions de travail, lui donner les moyens en hommes, en matériel et en méthodologie, pour jeter les bases de la police du XXIe siècle. »
La généralisation des BAC sur le territoire urbain est l’une des trames décisives de la restructuration contre-insurrectionnelle de la police.
Durant les années 1990, une nouvelle phase de développement du capitalisme néolibéral prend forme. Dans le champ de la production du contrôle, elle se caractérise par l’ouverture des marchés privés de la sécurité, c’est-à-dire la privatisation progressive de certains secteurs du contrôle, de la surveillance et de la répression jusque-là réservés à l’Etat et le développement de la sous-traitance et des partenariats public-privé. Ce processus détermine une restructuration néolibérale de l’appareil policier, notamment par la réduction des budgets de « ressources humaines » pour investir dans l’équipement, la recherche, le développement et les unités spécialisées, c’est-à-dire les secteurs qui profitent à l’industrie privée de la sécurité. Le 24 janvier 1995, au Palais des congrès de la porte Maillot, devant 1 500 commissaires de police, Charles Pasqua assure que « le gardiennage des immeubles, ou la vidéosurveillance permettront d’économiser nos effectifs pour les placer sur la voie publique, là où les honnêtes gens aiment les voir. Il faut durcir la cuirasse pour économiser le glaive. »
Cette logique d’Etat qui tend à intensifier le développement des unités spécialisées comme les Bac a été continuellement soutenue par la petite hiérarchie policière, celle qui dirige sur le terrain l’activité des unités répressives. En transformant les indisciplines populaires en interpellations comptabilisées, les BAC font du chiffre, font monter les statistiques de leur commissariat de rattachement et assurent ainsi la promotion de carrière des chefs locaux. La hiérarchie d’un commissariat a ainsi tout intérêt à susciter l’étiquetage d’une « zone criminogène » sur son secteur et la création d’une BAC.
Une loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité est votée le 21 janvier 1995. Elle incite à la « territorialisation des problèmes », au renforcement du pouvoir des préfets et donne un cadre légal aux nouvelles technologies de surveillance. Elle pose la lutte contre « la violence urbaine » comme priorité de l’action policière et renforce les moyens autour des quartiers dits « sensibles », notamment l’emploi des brigades anticriminalité. Des BAC départementales sont ainsi organisées et déployées dans les départements de la petite et grande couronne parisienne. Ce déploiement de polices de choc œuvrant au quotidien dans les quartiers populaires de la périphérie parisienne inaugure la campagne d’expansion impériale de la mégalopole du Grand Paris.
Cette généralisation des BAC sur le territoire est liée de très près à l’essor de l’armement sublétal, l’histoire des BAC étant elle-même indissociable de celle des marchés de la coercition en particulier et de la sécurisation en général. Les unités spécialisées sont des formations qui revendiquent continuellement d’être dotées de matériels d’exception à la pointe des évolutions technologiques. Les BAC sont suréquipées par rapport aux autres unités de sûreté urbaine : en plus de l’équipement « traditionnel » – pare-balles lourds et légers, maglight, outils de perquisition (pince monseigneur, pied-de-biche), elles disposent d’un bureau, d’un ordinateur, d’une voiture banalisée puissante à leur usage unique, de flash-balls, de lanceurs Cougars, de Tasers, de gazeuses, de pistolets et de fusils à pompe. En 1995, la DCSP lance un plan national d’équipement : postes radios portables analogiques et discrets, gilets pare-balles, combinaisons de maintien de l’ordre et nouveaux moyens d’intervention sublétaux. Il existe aussi une conjonction d’intérêts entre l’industrie de la coercition et les unités commando. La multiplication des brigades spécialisées détermine conjointement la recherche et le développement de matériels réversibles et modulables. Réciproquement, ces unités sont en première ligne pour expérimenter les nouvelles armes, en exiger l’achat, susciter des diversifications de produits et consommer des munitions et de l’entretien.
Mathieu Rigouste, La domination policière