Les baqueux sont en quelque sorte fabriqués par une obsession pour la capture et la coercition. Roger Le Taillanter invoque « l’excitation des affaires réussies en ‘flag’ ». L’industrialisation des unités de choc est en ce sens une industrialisation de l’excitation policière pour la chasse et la capture.
Dans la prédation et la domestication, c’est l’attente, parfois l’ennui, mais surtout les postures du tapissement et de la traque qui dressent le psychisme des baqueux. Ils incorporent l’injonction à capturer le plus de proies possible et la transforment en obsession comportementale. Le commissaire Michel Felkay commente, au sujet de ses agents : « Une nuit calme sans interventions est une mauvaise nuit. Une nuit agitée est une bonne nuit. Ne leur souhaitez donc pas que la nuit soit calme, ils sont faits pour le contraire, sinon ils s’ennuient. »
Un brigadier major explique qu’il s’opère une sorte de suraccumulation de pulsions prédatrices dans le corps des baqueux.
Les policiers de BAC, c’est des chasseurs ; quand on met en BAC, ça réveille l’instinct chasseur. Déjà, on va les recruter en fonction de ça justement, faut qu’ils aient l’instinct chasseur. Donc, un chasseur, il est dans la voiture de police, le voyou il est à côté, ben il va chasser, c’est inéducable (sic !). On voudrait que ça se passe sans rien... Bon ça devrait pas se passer, on devrait pas lui mettre l’enjoliveur, ça c’est sûr. Mais, l’empêcher de poursuivre un voyou, non, on ne peut pas empêcher ça. C’est des chasseurs, les BAC.
Le brigadier précise « Vous savez, seule l’action de la BAC permet de libérer l’instinct chasseur du policier. Une action de BAC, le policier libère son instinct de chasseur, ça vous allez le retracer avec des belles phrases. Y a un instinct de chasseur, quand vous êtes à la BAC, ça se libère, il faut que ça sorte, si ça sort pas, vous avez rien à faire à la BAC. »
Durant des heures, des jours, des mois, des années de rôde, enfermés dans des voitures entre mâles, traquant la misère, les baqueux se chauffent les uns les autres, ils suraccumulent leurs pulsions inassouvies et s’habituent à les refouler ou à les défouler ensemble. Le policier Serge Reynaud raconte une poursuite à toute vitesse sur la place de l’Etoile à Paris dans les années 2000. Le véhicule pris en chasse évite un policier et s’écrase contre un lampadaire.
Arrivés sur lui, le diagnostic est rapide : quand un crâne est ouvert comme ça et que le cou fait cet angle-là par rapport au buste, la poursuite est finie c’est sûr. Un jeune de la BAC arrive en courant, veste ouverte et arme à la main. Il nous écarte, range son arme, se jette sur le gars au sol, lui passe une menotte au poignet et commence à lui tordre le bras dans le dos.
- Oh, collègue, il est mort ton client !
- M’en fous, c’est mon affaire !
- Oh, collègue ! Tu menottes un mort, je te dis !
- Ah, bon ? Oh merde... Désolé, je croyais que vous vouliez nous piquer l’arrestation.
Le dressage à la chasse et l’excitation de la capture peuvent faire occulter la mort d’un homme à un baqueux lorsqu’il existe une possibilité de faire un bâton. Les baqueux sont des corps mécanisés et réglés pour l’industrialisation de la férocité.
Les situations de confrontation dans lesquelles ils sont déployés les formatent aussi par la peur. Le corps du policier de choc est en quelque sorte formé par une addiction à l’adrénaline et à la peur.
« La peur est inévitable » raconte Christophe, depuis quatre ans à la BAC départementale de Seine-Saint-Denis. « Même avec l’expérience, on ne sait jamais sur quoi on va tomber », « on peut être à tout moment surpris par un pavé qui est jeté d’un étage, un parpaing, un morceau de trottoir, tout ce qui est à portée de main des individus ! » Les policiers de la BAC sont venus par choix dans ce département, pour le prestige d’appartenir à la plus importante unité BAC de France (85 agents). Leur férocité est constituée de peur, de frustration et d’obsessions morbides. La BAC 93 a d’ailleurs mis au point un service psychologique pour ses policiers, dont le nombre à faire carrière dans le département décline continuellement.
Un major de la BAC observé par Didier Fassin menace ainsi des jeunes dans la rue : « S’il y a encore une voiture qui brûle ici et que j’attrape celui qui a fait ça, je le tue et je l’enterre ». Dans son enquête, l’auteur raconte qu’un commissaire avait eu du mal à retenir ses troupes de la BAC qui voulaient aller se faire justice elles-mêmes face à des jets de projectiles, « s’affirmer sur le territoire [...] mettre la cité à feu et à sang ». Un policier de la BAC interrogé sur sa participation à la répression des révoltes de 2005 déclare : « J’ai eu la haine et si j’avais pu en tuer un, ce soir-là, je l’aurais fait. Ce n’est pas professionnel du tout mais ouais, j’ai eu la haine ; je voulais en tuer, même deux, trois jours, un mois après. Après, le temps a fait son effet mais nous ne sommes pas sortis indemnes. » Un autre policier de la BAC, intervenu à Grenoble en 2010 raconte :
On dit ici qu’un flic du RAID a eu dans la jumelle de son fusil un voyou perché sur un toit avec un lance-roquettes. Et qu’il n’aurait pas reçu l’ordre de tirer. Si j’avais été à sa place, j’aurais appuyé sur la détente. Et cela ne m’aurait pas empêché d’aller manger une pizza après. Est-ce qu’on attend qu’il pulvérise un fourgon de flic ? [...] Les flics vont se mettre à tirer. S’ils ne l’ont pas encore faire, c’est parce que la peur de perdre leur boulot est plus forte. Mais les flics en ont ras le bol.
« C’est un mal nécessaire », « c’est vrai qu’on n’approuve pas leurs manières d’agir, mais il faut reconnaître qu’on est bien contents de les avoir, parfois » explique un commissaire-chef d’une circonscription « difficile » du 93. Un haut fonctionnaire de la Direction centrale de la sécurité publique décrit la BAC comme « un chef de meute et une meute qui allaient produire plus de dégâts en allant sur le terrain et en fonctionnant comme ça que régler les problèmes. Il fallait qu’on remette de l’ordre dans la BAC, parce que c’est elle qui nous fait le plus de dommages à l’extérieur. » Son responsable ajoute :
Le problème, c’est que les directeurs étaient souvent redevables à ces BAC, que c’était la structure sur laquelle en dernier recours ils pouvaient toujours se reposer. Ils n’étaient pas peureux, ils étaient pêchus, ils allaient au contact. On était dans un système pervers dans lequel les directeurs n’osaient pas trop toucher à des structures qui les servaient quelque part. les BAC sont les bien-aimées de leurs supérieurs parce que c’est elles qui font du chiffre.
La BAC est l’une des formes de police les plus communément détestées. Elle est visée régulièrement dans la rue, les manifestations, les collectifs et les comités, parce qu’elle symbolise à elle seule l’ordre sécuritaire et l’enférocement de l’Etat et des classes dominantes comme les CRS symbolisaient la répression policière en 1968.
La BAC propulse une forme de gouvernement qui peine chaque jour davantage à soumettre sans contraindre, une souveraineté qui ne possède plus du tout le monopole ni de la violence ni de sa légitimité. La BAC consacre la course folle d’un Etat aux abois.
Loin d’obtenir efficacement l’ordre public et la paix sociale, les polices de choc provoquent de l’humiliation et de la colère partout où elles passent et chez la plupart de celles et ceux qui les subissent. Elles produisent des carnages dans la vie sociale des quartiers populaires, frappent durement les mondes militants et subissent en retour des formes de résistances collectives, d’autodéfense et de contre-attaques résolues à libérer leur territoire de ces commandos compulsifs. Les polices de choc ont sans doute, comme la contre-insurrection et l’ordre sécuritaire, pour principale fonction d’étendre et d’approfondir les rapports de domination à travers une longue guerre policière dont les classes dominantes pensent sortir victorieuses et tirer profit.
Les BAC révèlent les limites du gouvernement des pauvres par la provocation et le harcèlement. Particulièrement rentables pour les chefs policiers, les gouvernants et les industriels de la sécurisation, les polices de choc sont aussi les unités les plus susceptibles de catalyser les colères et de fournir une cible commune pour des soulèvements ingouvernables. La BAC est une forme de suraccumulation de puissance dans un secteur de l’appareil policier, elle révèle une contradiction fondamentale au cœur du système sécuritaire : le capitalisme sécuritaire et ses polices de choc se développent en persécutant les forces susceptibles de les renverser.
Mathieu Rigouste, La domination policière