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Ainsi Jambet reprend-il à son compte la critique classique des droits de l'homme comme illusion

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 Chez Jambet, comme chez d'autres orientalistes, l'étude des mondes musulmans constitue un miroir tendu à l'Occident. Mais celui-ci n'en sort pas toujours grandi. Car ce miroir, le philosophe le tient avec les deux mains : la gauchiste, qui trempe sa plume dans l'encre rouge du maoïsme et salue d'instinct l'insurrection populaire contre le monde "bourgeois" ; la droitière, qui tient son style des catholiques radicaux et fustige la "chimère" démocratique comme les abjections du dieu Argent. Par conséquent, dans le devenir de l'islam contemporain, il espère d'abord ce qui fait défaut aux esprits d'Occident : la conscience de leur propre destinée spirituelle, la révolte contre l'aliénation capitaliste. 
     Ainsi Jambet reprend-il à son compte la critique classique des droits de l'homme comme illusion : à ses yeux, leur pseudo-universalité masque mal la prolifération des intérêts particuliers. De nouveau, cette critique n'est ni de droite ni de gauche : on la retrouve aussi bien sous la plume de Maistre que sous celle de Marx. Dans les textes de l'orientaliste, elle prend toutefois une tournure spécifique. Déplions un instant son raisonnement : la mondialisation dissout toute appartenance dans un anonymat mortifère ; elle ne laisse rien intact, ni langue ni culture ; par-delà les frontières, elle proclame l'équivalence généralisée des biens et des idées. Face à cette abstraction niveleuse, explique Jambet, une figure s'insurge : l'expérience messianique des masses musulmanes. "L'islam résiste à la promesse à laquelle nous croyons, nous, c'est-à-dire le cynisme de la marchandise et le narcissisme de la richesse." 
     Que est ce "nous" qui se prosterne devant le veau d'or, qui rampe devant le fétiche monétaire ? C'est le "nous" d'Occident, le "nous autres" français aussi. A son égard, Christian Jambet éprouve une certaine amertume. Jadis, comme ses camarades, il avait cru au peuple. Il louait sa dignité, il adorait sa violence. A la campagne et à l'usine, lui et ses camarades organisaient le mouvement de "soutien aux luttes du peuple". Ils avaient hâte. Quand ils comprirent que le peuple ne serait pas au rendez-vous, leur désillusion fut à la mesure de cette attente exaspérée : "Dans la misère singulière, les épreuves, la douleur des passions disciplinées par l'humble obligation quotidienne, il y a un infini de grâce et d'intelligence, comme il y a un infini de faiblesse et de déception", note Jambet dans sa préface à L'Enthousiasme de Daniel Rondeau. 
     A lire ce dernier témoignage, sur lequel l'écrivain nationaliste Maurice Barrès (1862-1923) plane dès l'exergue, on saisit à quel peuple français est au cœur de cette déception. Rondeau y raconte son "établissement", à vingt ans, dans l'industrie lorraine. Face aux ouvriers, son regard est celui du bon missionnaire, entre vénération et mépris. Sur le chemin de l'usine, il observe les gens : "Bilieux et sanguins, la vie les avait tous rapetissés. Le froid déformait leurs traits. Ils mangeaient trop, des choux, des cochonnailles, ou pas assez. [...] Ils semblaient nés sous le pinceau de Jérôme Bosch. Je les regardais distraitement. Ils ne me dégoûtaient pas." A ses collègues de travail, Rondeau ne cache pas ses engagements. Quand vient la pause, chacun sort son jambon-beurre. Lui étale fièrement son journal, La cause du peuple, sans susciter autre chose qu'un scepticisme amusé : "Ils ne voulaient pas me contrarier. La politique traversait en sautillant le remue-ménage de nos bavardages. [...] Mais une certaine raison, un assez vif sentiment de l'absurde, même s'il se déclarait avec de gros sabots, et une réelle soumission à l'état des choses, les étouffaient."
     C'était donc ça : à la fin des fins, le peuple s'est révélé pour ce qu'il est - docile. Pour les maos qui ont tout misé sur lui, la leçon fut rude. Certains ne s'en remettront pas. D'autres jetteront aux orties leur ancienne idole. Chez eux, le culte du peuple allait de pair avec la haine de la démocratie "bourgeoise" : ils comptaient sur les humiliés pour détruire les libertés formelles, les droits factices. Désormais, ils confondront dans u même dédain et le peuple et la démocratie. Aujourd'hui, quand il écrit ce mot démocratie, Jambet oublie rarement d'y accoler des guillemets vengeurs. Et lorsqu'il parle de sa patrie, c'est sur un ton élitiste, qui laisse percer le dépit amoureux : "Je ne crois plus à la France, ce pays où le savoir est devenu une activité clandestine, où trois intermittents ont remplacé Ava Gardner au festival de Cannes, où l’Église s'est transformée en agence caritative des droits de l'homme. On n'en serait pas là s'il y avait encore des catholiques en France, et des catholiques aptes à descendre dans la rue", l'ai-je entendu tonner. 

Jean Birnbaum, Les Maoccidents

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