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L'anarchie plus un 3/4

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     Pour moi, Maurras était mort avec la France de 40. Plus attentif à l’État qu'à la société, au passé de l'histoire de France qu'aux conditions du temps présent, il avait posé, sur des sujets capitaux et sensibles, des questions encore pendantes (quelques-unes, en tout cas) sans toujours leur donner des réponses adéquates. De la démocratie, il affirmait : "C'est le mal, c'est la mort" (pour conclure en 1950, dans une lettre à son disciple, le philosophe platonicien Pierre Boutang, qu'elle était "devenue irrésistible" et qu'elle avait eu "pour fonction historique de fermer l'histoire et de finir le monde"), alors qu'il eût fallu dire, pour que la vie gardât sa chance de durée : "C'est un risque d'anarchie - comme son contraire, un risque de despotisme - si l'on s'abstient de l'organiser ; de là, au lieu de la décréter en la sacralisant, puis d'en faire un objet de dévotion, qu'il importe de mettre en place les structures politiques qui la rendront possible et à consolider l'esprit public qui lui garantira une stabilité." 
     De Maurras, j'avais tendance à ne retenir que deux phrases. La première, sans cesse citée par Jacques Laurent, qui dénonçait la contre-nature de la politique moderne trop sensible au cœur qui compatit et qui défaille pour l'être assez à l'intelligence qui calcule et qui sauvegarde : "C'est de Madame de Staël que date l'ère des idées généreuses et des sentiments justes." La seconde : "La Monarchie, c'est l'anarchie plus un", épinglée par François Sentein, me convenait mieux encore ; elle libérait de son devoir le citoyen astreint à s'occuper de ce qui n'est pas de sa compétence, elle justifiait ceux qui veulent répondre à leur vocation sans se laisser distraire par des activités étrangères à leur souci et à leur aptitude. 
     A chacun son métier et à chacun sa place : le roi dans ses conseils, le peuple dans ses états, la littérature dans la république la moins corsetée du royaume. Je m'éloignais davantage de la politique, me rapprochant du plus intime de mon moi profond. J'étais récompensé de ma lecture en service commandé, entreprise comme un pensum et achevée sur une formule de magie blanche, éberlué par la monarchie maurrassienne, appelant la venue de ce roi qui avait le bon usage de l'anarchie dans la cité, reconnaissant à l'utopie capable d'imaginer une utopie aussi secourable.
     La politique refoulée, mon attention se porta sur un Maurras négligé, presque inconnu des Camelots et de sa ligue, au-delà de L'Action française, loin de son image livresque. L'histoire de sa sensibilité expliquait sinon l'histoire de ses idées, du moins l'accent de leur style. Il fallait se demander : "Comment est-il devenu Maurras ?" pour répondre à la question : "Pourquoi est-il ce Maurras-là, avec sa passion forcenée de l'ordre, son obsession de la décadence, ses défis à la mort, ses étroitesses rageuses ?" On le pouvait à la lecture de quelques livres de souvenirs directs ou indirects - des Quatre nuits de Provence au Mont de Saturne - qui laissaient entrevoir l'homme intérieur, dans son romantisme originel et la conquête de son classicisme, dans l'élan brisé et le désespoir de son adolescence. Il régla par la politique ses comptes avec ses infortunes et ses disgrâces ; contre sa nature sauvage et chaotique, il la conçut comme on bâtirait un temple des devoirs, conservatoire de la beauté. Un personnage tragique : la Provence de la sorcellerie et des soleils jaunes, la vie déchiffrée dans les lignes de la main, l'existence comme une fête sacrée et devant elle son ivresse de jeune faune (ce propos que me rapporta Thibon, le visiteur de l'octogénaire emprisonné : "Pédéraste, pédéraste, je n'entends plus parler que de ça ; mais, dites-moi, de mon temps pourtant c'était si bon la femme"), puis le destin qui le foudroie, l'infirmité qui le coupe à jamais de son espérance de marin au long cours, sa nuit obscure et sa remontée à la lumière du jour. Une âme religieuse : son échec métaphysique, son agnosticisme de désarroi, le problème du mal qui le dévaste, le funeste Pascal, sa quête vaine mais toujours reprise, les repères de son évolution au détour de ses poèmes, les deux mots de la fin, le premier, souvenir inoublié de la religion de sa mère : "Mon chapelet !" et le second, sublime de la part d'un sourd : "Pour la première fois, j'entends quelqu'un venir." 
     Sans ce personnage tragique et cette âme religieuse, la politique du doctrinaire n'aurait livré aucun des secrets de sa formation. Je lui consacrai donc le livre que je devais à Maurras, dans le souvenir de mon mentor. Roland Laudenbach voulut bien me confier qu'en insufflant la vie au gisant de l'intellectualisme d'autrefois, j'avais fait battre le cœur de son maître selon l'esprit.

Pol Vandromme, Bivouacs d'un hussard

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