Quelques années plus tard, en 1897, Maurras, déçu, pouvait reprocher au Félibre de ne pas étayer et coordonner sa doctrine de la langue, de sombrer dans l'inconséquence et l'apathie. Mais ces assemblées souveraines disséminées régionalement ne risquaient-elles pas de saper l’État central, plutôt que de partager avec lui les grandes responsabilités collectives ? Le choix final de Maurras s'exécuta en toute clarté qui renversa la tactique la plus courante des milieux félibréens dont il tirait les leçons :
"L'illusion de notre jeunesse, écrivait-il en 1904 fut de penser que la décentralisation et la fédération pourraient être obtenues en France par en bas, par l'initiative des groupes et avant la restauration du pouvoir central. L'expérience m'a fait comprendre que nos groupes naturels sont trop dispersés, trop faibles, trop flottants pour n'être pas maintenus indéfiniment dans leur état présent d'inorganisation, par tout gouvernement qui y a intérêt, c'est-à-dire par tout gouvernement électif. Toutes les fois qu'un groupe s'organisera sérieusement il devra s'appuyer sur des idées absolument révolutionnaires afin de pouvoir repousser et exclure dans tous les cas toute ingérence de l’État : ce groupe devra donc s'orienter dans une direction anarchiste et antinationale ; au lieu de fortifier la patrie par le réveil des groupes locaux, il le diminuera par des tentatives de scission, d'ailleurs puériles et sans aucun profit pour ces groupes eux-mêmes".
L'analyse est aigüe de ce que Maurras appelait le morbus democraticus, mais où surtout il faut saisir l'exemple typique d'une aporie française dont s'inscrit en creux le diagnostic rigoureux, celui d'une déstabilisation qui s'effectue sous nos yeux : en raison de la construction nationale par en haut (les quarante Rois qui ont fait la France), rassemblant au surcroît des populations bien plus hétérogènes qu'on a bien voulu le dire, (mais moins hétérogènes qu'en réaction certains l'affirment aujourd'hui), l’État s'est arrogé ici une telle dotation d'autorité, autant historique (vocation permanente au rassemblement toujours jugé en défaut) qu'historienne (dévalorisation systématique de l'histoire précédant l'entrée dans l'orbite nationale) que le simple citoyen est voué à demeurer un perpétuel sujet abîmé dans la révérence envers le pouvoir central ou attaché à sa contestation. Par conséquent, toute volonté d'autonomie, de self-government, qu'elle soit de l'ordre social ou de l'ordre régional, si elle est tant soit peu cohérente se voit, pour persister dans l'être, acculée au séparatisme virtuel. A cet égard, la Révolution a donné une terrible accélération à un processus déjà l’œuvre, quoiqu'en pensait Maurras, sous l'Ancien Régime, en privant de surcroît cet État des ressources de légitimité propres à la vieille monarchie : d'où à la fois cette rigidité et cette instabilité de la vie politico-administrative de la France contemporaine. A la dissidence de la bourgeoisie a succédé, après son accession au pouvoir, une dissidence non moins typique de la classe ouvrière. De même les particularismes historiques dits "régionaux" promis au dépérissement n'ont dû qu'à leur évolution radicale dont nous sommes aujourd'hui les témoins de ne pas sombrer dans la folklorisation qui les a toujours menacés. Nul n'en était plus conscient que Maurras à la veille de l'Affaire Dreyfus qui pour lui précipitera seulement les choses.
"Maurras et le Félibrige", Victor Nguyen, La France latine N°80-81